chapitre 14 Créons le mouvement !




1 - UN FONCTIONNEMENT TROP DUR
1Le car s'arrêta sur une place en terre sèche, devant le bâtiment de la colonie. Les valises furent sorties de la soute et alignées par terre. À chacun de retrouver la sienne. Ni pères ni mères pour les porter. Nous devions nous débrouiller nous-mêmes avec nos petites mains.
Mais aussi, il fallut faire les groupes, qui étaient prévus au nombre de six ; trois tranches d'âge : les six ans, les sept ans et les huit ans et, dans chaque tranche, un groupe filles et un groupe garçons. Donc, moi, j'étais dans le groupe filles huit ans. Éric était dans le groupe garçons huit ans. Il avait mon âge.
2Les dortoirs des huit ans étaient dans le bâtiment principal. Le dortoir des filles était bien mignon, avec une table de nuit à côté de chaque lit.
Les monitrices nous indiquèrent tout de suite une porte, à côté de celle de notre dortoir. Cette porte menait aux chambres des moniteurs et des monitrices qui s'occupaient des huit ans. Si, le soir ou la nuit, nous avions un problème quelconque, nous pouvions aller frapper à cette porte, il y aurait toujours quelqu'un pour nous répondre et s'occuper de ce qui ne va pas.
Le bruit que nous entendions, c'était du chahut dans le dortoir des garçons, de l'autre côté des chambres des moniteurs et des monitrices, ainsi que les éclats de voix des moniteurs qui essayaient de tenir les garçons.
Dans notre dortoir, Les monitrices expliquaient calmement les consignes et nous écoutions sagement.
3Nous dûmes déballer nos valises nous-mêmes, ce qui me parut être un jeu amusant. Tandis que nous les ouvrions, la voix d'un moniteur que nous entendions depuis le dortoir des garçons se rapprocha.
Le moniteur en question entra dans notre dortoir - c'était un roux, avec une barbe - et dit d'une voix aussi forte que quand il parlait aux garçons :
« Vous ne sortez de vos valises que vos vêtements. Le reste, pour l'instant, ça reste dans les valises. C'est bien compris ! Seulement les vêtements. »
Il répéta sa consigne plusieurs fois et repartit vers le dortoir des garçons.
Je soulevai lentement le couvercle de ma valise et y trouvai tous mes vêtements bien pliés. Pendant plusieurs semaines, j'avais vu ma mère régulièrement affairée à coudre mon nom sur chacun de ces habits.
« Ça y est, on est arrivés »
leur dis-je, le cœur plein d'émotion, en les posant un à un sur mon lit.
4Quand tous furent sortis, je vis mon papier à lettres au fond de ma valise. C'était un bloc de papiers joliment décorés tel que je n'en avais jamais eu auparavant. On me l'avait acheté exprès pour la colonie, pour garder le contact avec mes parents, mon grand frère, ma grande sœur et les gens que j'aimais. J'en avais fait la liste avec ma mère afin qu'elle me préparât les enveloppes en conséquence.
« T'écriras pas tout ça, avait-elle prédit. Ça m'étonnerait mais j'veux bien t'préparer les enveloppes. »
À côté de mon papier à lettres, au fond de ma valise, je trouvai donc cette pile d'enveloppes timbrées avec les adresses écrites de la main de ma mère, plus deux stylos au cas où le premier tombe en panne.
Je désirais ranger tout cela bien soigneusement dans ma table de nuit mais je n'en avais pas le droit, puisqu'on nous avait dit de sortir seulement nos vêtements. J'avais hâte qu'on nous donnât le feu vert.
5Entre-temps, je vis toutes les filles de mon dortoir ranger toutes leurs affaires non vestimentaires dans leurs tables de nuit : papiers à lettres, jeux, livres, peluches… Pourtant, nous n'en n'avions pas encore reçu la permission.
Dans le doute, j'allai voir une monitrice et lui demandai confirmation.
« Ben, t'as pas entendu ? Faut t'déboucher les oreilles. Que les vêtements, on t'a dit. »
Puis, on nous demanda de fermer nos valises et de les aligner dans un coin du dortoir.
Le moniteur de tout à l'heure reparut. Paniquée, j'allai le voir et lui dis :
« J'ai sorti que mes vêtements.
- C'est très bien. »
Les valises furent emportées. Mon papier à lettres, mes enveloppes et mes stylos me furent confisqués. Ainsi, dès le début de la colonie, je fus affligée d'une cruelle punition parce que j'étais obéissante.
6Le soir, dans mon lit, j'étais profondément angoissée. Les autres filles du dortoir écrivaient à leurs parents mais moi, les moniteurs m'avaient privée de ce réconfort parce que je leur avais obéi.
Je pris sur moi de penser à autre chose et, lorsque les autres filles eurent fini d'écrire, j'allai vers elles pour jouer ou pour parler mais toutes me rejetèrent. Je ne sais pas pourquoi, je ne l'ai jamais su et ne le saurai sans doute jamais.
Alors, toute seule dans mon lit, je pleurai.
Le lendemain matin, il fallut suivre la monitrice et aller là où elle voulait qu'on aille parce que c'était l'activité prévue. Moi qui n'aimais pas marcher !
Si c'est ça, la colonie, c'est pas des vacances.
L'après-midi, sous un arbre près de la place en terre sèche où le car nous avait débarqués la veille, il fallut se forcer à manger une portion de fromage écœurant pour le goûter ; après quoi, tous les enfants, regroupés autour d'un moniteur qui disait des blagues, chantait, jouait de la guitare ou je ne sais quoi, riaient, chantaient, battaient des mains ou je ne sais quoi, heureux d'être en vacances mais pas moi, parce que moi, mon cœur était dans le tourment parce que moi, j'étais la punie.
Je n'étais pas habituée à recevoir des punitions. À l'école, on ne m'en donnait jamais parce que j'obéissais toujours. J'obéissais toujours pour ne pas être punie.
J'avais tant hâte qu'on me rendît mon papier à lettres pour pouvoir démarrer la colonie du bon pied !
7Le jour d'après, c'était le jour des ateliers. On nous informa qu'ils étaient prévus deux fois par semaine, de préférence les jours de pluie parce qu'ils se pratiquaient en intérieur et que, chaque semaine, il nous serait donné de faire un atelier différent.
Si, au moins, je trouvais un atelier qui me plaisait, ça pouvait peut-être faire oublier la punition qui m'était immensément longue et accablante ; quelque chose à quoi me raccrocher pour arriver à me plaire en colonies malgré tout, une consolation.
Fabrication de paniers en osier. Oui ! ça. C'était ça que je voulais faire, pour offrir un joli panier à ma maman ; ma pauvre maman qui avait placé soigneusement mon joli papier à lettres au fond de ma valise, qui avait gentiment préparé toutes les enveloppes que je lui avais demandées et qui avait même prévu deux stylos au lieu d'un pour que je ne fusse surtout pas empêchée d'écrire par une éventuelle panne de stylo.
8« Ça y est ? Vous savez tous ce que vous voulez faire ? Alors, allez-y ! rejoignez les ateliers de votre choix, sans courir. Je ne veux pas de précipitation. Y a bien assez de places pour tout le monde. »
dit un moniteur.
J'obéis. Je me rendis sans courir à l'atelier de fabrication de paniers en osier mais l'on m'y refusa parce que :
« C'est trop tard, fallait être plus rapide. On est complet, maintenant. »
C'était ma consolation et elle me fut confisquée parce que j'avais obéi. Mon désarroi se traduisit par ce que les grandes personnes nomment péjorativement un caprice et on me colla dans un autre atelier.
« C'est pas grave, voyons. Tu pourras fabriquer ton panier la semaine prochaine. On a toutes les vacances devant nous. »


2 - LE TOUR DU PROPRIÉTAIRE
9Chaque jour, sauf quand il pleuvait, ce qui fut rare, Nous disposâmes librement du jardin de la colonie une bonne partie de l'après-midi. Quoi de plus joyeux, quand on est enfant, que de s'entendre dire : « Allez jouer dans le jardin ! » Pour ce faire, le premier jour, on nous mena à l'endroit le plus agréable du jardin : l'aire de jeux, située à l'extrémité du bâtiment principal. C'était un grand espace gazonné accueillant un grand toboggan et des espèces de machins, sorte de gros tubes en béton, couchés, pouvant faire office de tunnels.
Mais d'abord, il fallut écouter les instructions des moniteurs, qui commencèrent ainsi :
« Voilà ! vous avez l'droit d'jouer tout autour du bâtiment… »
Sans en écouter davantage, un garçon aux cheveux blonds bouclés, particulièrement désobéissant et agité, partit en courant, entraînant ses copains derrière lui, à l'opposé de l'aire de jeux, et disparut derrière le bâtiment. C'était Éric, celui qui avait été assis derrière moi pendant le voyage en car et dont les copains m'avaient dit de dire que j'étais amoureuse.
Lui, mon amoureux ? N'importe quoi !
10Les moniteurs les laissèrent aller et continuèrent leur discours, qui se termina par :
« … à vos marques, prêts, partez ! »
Des ouais s'élevèrent parmi les enfants qui s'éparpillèrent en courant sur le gazon. Moi, j'aurais voulu aller au toboggan mais il fut pris d'assaut par plein d'enfants ; alors, je remis ce projet à plus tard.
Tout autour de moi, sur l'aire de jeux, je vis les enfants aller par deux, par trois, par cinq, parlant ensemble, jouant ensemble, riant ensemble, comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Moi, je ne connaissais personne. Vers qui aller ? Je n'en savais rien. Et puis, j'étais timide, je n'osais pas aller vers les autres. C'était trop tôt.
Du coup, je m'assis, toute seule, à l'extrémité d'un de ces tubes couchés mais des enfants, entrés par l'autre extrémité, me dirent :
« Pousse-toi ! tu gênes. »
Alors, je me levai et quittai l'aire de jeux.
11Sur la gauche, il y avait une grande allée ombragée qui longeait le bâtiment. Je voulus voir où elle menait.
L'allée menait à la place en terre sèche sur laquelle le car nous avait débarqués avec nos valises. Là, nous arrivions à l'autre extrémité du bâtiment. C'est là qu'était mon dortoir. Un peu plus loin, en contrebas, il y avait une piscine.
Chouette colonie, avec un jardin à un bout et une piscine à l'autre !
Tandis que je longeais cette extrémité du bâtiment pour en faire le tour, j'entendis comme un tumulte, des éclats de voix, venant de derrière le bâtiment, du dernier côté que je n'avais pas encore exploré. Que s'y passait-il ? Qui était à l'origine de cette agitation ? À votre avis ?
12Encore quelques pas et je découvris un grand portique avec des balançoires. Éric était assis sur celle du milieu et disait à tous les enfants qui voulaient y venir :
« Fichez l'camp d'ici ! Allez jouer ailleurs ! Le premier qui touche au portique, on lui casse la gueule. »
Des petits rouspétaient mais tous ceux qui s'approchaient du portique étaient repoussés par les copains d'Éric.
Des moniteurs furent appelés à la rescousse. Ceux-ci, voyant le tableau et se méfiant des éventuelles bêtises susceptibles de sortir - à ce qu'ils dirent - du sac à malice d'Éric, préfèrèrent calmer le jeu en disant aux petits :
« C'est pas grave. Vous avez toutes les vacances pour faire de la balançoire. Revenez sur l'aire de jeux ! Elle est pas super, notre aire de jeux ? Vous avez vu, ce grand toboggan qu'on a ? Allez ! le premier arrivé au toboggan… »
13Tous les petits partirent en courant avec les moniteurs et le calme revint. À mon tour, je m'approchai du portique mais Éric me dit méchamment :
« Va-t'en ! On veut personne, ici. »
Sur le coup, je ne sus que répliquer mais un de ses copains me suggéra :
« Dis qu't'es amoureuse d'Éric !
- T'as pas intérêt à l'dire »
précisa l'intéressé.
Ah, ouais ? Ben, c'est c'qu'on va voir.
« Chuis amoureuse d'Éric.
- J'vais t'casser la gueule »
menaça-t-il.
Pourquoi j'ai dis ça, aussi ? Il est nul, lui.
14Je me tus et repris mon pas tranquille - même pas peur ! - en direction de l'aire de jeux. Sur la gauche, je vis une cabane en bois avec écrit WC sur la porte. Effectivement, les moniteurs nous en avaient parlé. C'était là exprès parce que, lorsque nous jouions, les après-midi, dans le jardin, nous n'avions pas le droit de rentrer dans le bâtiment afin de laisser les femmes de ménage tranquilles. Nous n'avions pas non plus le droit d'aller faire pipi et caca derrière les arbres qui, du reste, servaient de délimitation à là où nous avions le droit d'aller.
De retour à l'aire de jeux, je pus constater ce dont je me doutais : il y avait, plus que jamais, du monde au toboggan. Tous les gros tubes en béton étaient pris aussi à l'exception d'un seul, tout seul, à l'écart, près de la lisière du bois. Il faut dire qu'il était debout au lieu d'être couché ; alors, on ne pouvait rien en faire. On ne pouvait même pas l'escalader, il était trop haut et sans prise. Il ne servait à rien. Du coup, je pouvais aller m'asseoir à l'ombre de ce tube sans risque d'être chassée et c'est ce que je fis.


3 - LA RÉFÉRENCE
15Je reçus bientôt la visite d'un enfant. C'était Éric qui se pencha vers moi et me dit :
« Viens voir !
- Ben non, t'as dit qu't'allais m'taper.
- Mais non, j'vais pas t'casser la gueule. Viens ! J'ai un truc à t'dire.
- De quoi ?
- Nan mais pas ici. Viens, suis-moi ! J'te casserai pas la gueule. N'aie pas peur !
- J'ai pas peur. »
Je me levai et commençai à le suivre mais je le vis pénétrer dans le bois. Évidemment : il avait couru au portique sans écouter les instructions des moniteurs. Alors, il ne savait pas.
M'arrêtant devant les arbres, je l'informai :
« Les moniteurs, ys ont dit qu'on n'avait pas l'droit d'aller dans l'bois ; sinon, on va s'perdre.
- N'importe quoi ! Les monos, c'est tous des cons. Viens, on va pas s'perdre, c'est des conn'ries. J'connais ici, j'suis d'jà venu. Viens ! Si tu m'suis, tu t'perdras pas. »
16Je restai debout sans bouger devant les arbres parce que je n'étais pas du genre à suivre un enfant désobéissant. D'ailleurs, je n'étais pas non plus du genre à suivre un inconnu dans les bois.
Remarque, Éric, j'peux pas dire que c'est un inconnu puisque j'ai d'jà dit qu'c'était mon amoureux.
Étais-je du genre à suivre mon amoureux dans les bois ? Ça, c'est une question que je ne m'étais jamais posée. Je me la posai donc.
Nani, elle m'a dit qu'les histoires d'amour, on doit les vivre dans la réalité pareil que dans les rêves or dans mon rêve du monstre aux trois apparences, en principe, j'avais pas le droit d'être dans la cour de récréation de l'…
17Quoi ? Vous me demandez ce que c'est que cette histoire de monstre aux trois apparences ? N'avez-vous donc pas lu mes chapitres sept et huit ? Vous ne vous souvenez pas ?
Bon, alors, je résume, grosso modo. Il s'agit d'un rêve que j'avais souvent fait, la nuit, dans lequel il y avait un personnage un peu monstrueux. Ce n'était pas un de ces terribles monstres cauchemardesques qui vous poursuit pour vous tuer ou je ne sais quoi. C'était un petit monstre, un enfant, pas un ogre.
Ce qui le rendait monstrueux, c'est qu'il avait trois apparences différentes : il avait le visage d'un garçon ordinaire (mais aux cheveux blonds et bouclés), avec le corps d'un singe et des poils de hérisson ; ou plutôt devrais-je dire que trois créatures distinctes, l'ange blond, le singe et le hérisson cohabitaient dans un seul et même corps. Alors, c'est assez inquiétant, genre : vous discutez avec un garçon qui est devant vous et, d'un coup, son apparence humaine s'efface et fait place à celle d'un singe qui vous fixe avec un air malicieux. Ça fait peur ! Bon, d'accord, ce n'était qu'un rêve mais… ça fait un drôle d'effet quand même.
18Alors, vous allez me dire : qu'est-ce que ça vient faire ici ? Ce que ça vient faire ici, c'est qu'au fil des nuits, il s'était avéré que ce personnage étrange qui revenait sans cesse à ma rencontre était un amoureux, et même le seul et unique amoureux j'avais dans le monde des rêves. De fait, si je voulais suivre le conseil de Nani de vivre mes rêves d'amour, ce n'était qu'à celui-là que je pouvais me référer.
Pour autant, je ne prenais pas Éric pour le grand amour de ma vie. Lui et moi, nous n'étions destinés à passer ensemble que ce mois de juillet, en colonie. Cela ne faisait aucun doute en mon esprit. En plus, le garçon de mes rêves, dont je suis probablement l'âme sœur, il n'avait pas le même âge que moi, il était un tout petit peu plus grand. On aurait plutôt dit qu'Éric était un de ses semblables, envoyé près de moi pour passer une étape, tout comme ça semblait avoir été le cas de Camille, en maternelle. Tous frères en Lucifer.
19Cela étant dit, revenons à la question qui nous préoccupe : devais-je obéir aux moniteurs qui avaient interdit qu'on aille dans le bois de la colonie où y suivre Éric qui m'y invitait pour être mon amoureux ?
Clairement, si j'avais fait de l'obéissance aux adultes la règle de mes rêves, je n'aurais jamais fait celui-là, étant donné qu'il commençait toujours dans la cour de récréation de l'école des garçons, dans laquelle je marchais alors que je suis une fille. La fin du rêve ne vaut pas mieux que le début en l'occurrence, puisque je consentais à me laisser entraîner par ce drôle de zigoto jusque derrière le donjon de l'école des garçons. Même qu'arrivés là (dans mon rêve, toujours), ma maîtresse du cours préparatoire était venue voir ce qui se tramait derrière le donjon de l'école des garçons et moi, craignant sa sévérité, je m'étais mise devant mon monstre pour cacher sa nudité de singe.
Suivre le monstre aux trois apparences derrière le donjon de l'école des garçons ou suivre Éric dans le bois interdit, c'est du pareil au même. La réalisation de mon rêve d'amour était là, indéniablement.
Obéir aux grandes personnes, c'est gentil mais le grand maître auquel on doit obéissance par-dessus tout, c'est l'Amour.


4 - COMME DANS MES RÊVES
D'un autre côté, suivre le premier venu dans les bois en le prenant à tort pour l'amoureux, c'est une bêtise contre laquelle l'obéissance aux grandes personnes est censée protéger. Il me fallait être bien prudente et réfléchir avant de m'engager.
20Pourquoi faut que j'réfléchisse alors que tout a déjà été dit dans le car ? Je l'sais bien, c'qu'y veut : y veut regarder mon papafe. Pourquoi y veut ça ? Parce que le singe est en lui, comme dans le monstre aux trois apparences.
Éric m'attendait, debout, dans le sous-bois, entouré d'arbres, d'herbes et de broussailles. Ce décor sauvage couplé au désir qui se lisait dans ses yeux m'offrit furtivement la vision du singe. C'était bien Éric que je regardais mais, l'espace d'un instant, je n'étais presque plus capable de dire si mes yeux voyaient un enfant ou un singe ; tout comme dans le rêve. Ça me fit une drôle d'impression qu'Éric put, à son tour, lire dans mon regard. Alors, un sourire malicieux se dessina sur son visage et il acquiesça lentement, d'un signe de tête, sans dire un mot.
21Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'Éric n'était pas sournois. Sa franchise m'inspira confiance. Son défaut, à Éric, je le connaissais : l'agressivité. Une autre fille aurait pu se demander pourquoi il était comme ça mais moi, je le savais : c'est parce que son âme était habitée par le hérisson, dont il dressait instinctivement les piquants autour de lui pour se protéger.
« Allez, viens ! J'vais pas t'casser la gueule. J'te f'rai pas d'mal, c'est promis. »
me dit-il gentiment.
Tiens donc ! le hérisson baisse ses piquants pour me laisser approcher. D'ailleurs, c'est marrant : j'pense au singe, le singe se manifeste en lui ; j'pense au hérisson, le hérisson s'exprime à son tour. Il lit dans mes pensées ou quoi ?
Je savais que le hérisson était gentil et ne me ferait pas de mal. Même que dans mes rêves, il avait retiré ses piquants quand je le lui avais demandé et les avait déposés à mes pieds. C'est moi, finalement, qui lui avais dit de les remettre, après la visite de ma maîtresse derrière le donjon, parce que j'avais compris que c'était pour lui une protection indispensable.
22J'aurais été bien incapable de savoir quels étaient les animaux-totems de tous les autres garçons de la colonie. Il ne m'était donné de connaître que ceux d'Éric. Pour moi, c'était la preuve que c'était bien celui-là que je devais accepter pour amoureux.
D'ailleurs, dans mon rêve, quand je marchais dans la cour de récréation de l'école des garçons, entourée des autres garçons qui me paraissaient tous ordinaires…
je devenais peut-être un peu longue à réfléchir, toute seule dans ma tête. Éric poussa un soupir de déception et commença à rebrousser chemin. Il aurait pu, avant cela, insister, chercher des arguments pour me persuader de le rejoindre. Il n'en fit rien. Il m'a invitée à le suivre dans le bois, après quoi il m'a laissée réfléchir sans rien dire qui aurait pu influencer mon choix, sans me brusquer. Cette délicatesse, c'est le reflet de la troisième apparence du monstre aux trois apparences, celle qu'on peut avoir tendance à oublier tellement elle est visible : l'ange aux cheveux blonds.
23Alors, vite, bravant mes émotions, je fis un pas en avant et entrai dans le bois.
Les grandes personnes disent que l'âge de l'amour, c'est vingt ans. Peut-être que les grands de vingt ans savent mieux qu'moi c'que c'est que de marcher sur le chemin de l'amour. Moi, j'ai huit ans et mon chemin de l'amour, c'est celui-là.
À son tour, Éric parut ému. Il me dit d'une voix mystérieuse :
« Attention ! tu dois bien me suivre. Sinon, tu vas te perdre. »
Toute petite au milieu de ces grands arbres qui se ressemblaient tous, je le crus volontiers et me sentis désorientée. Je savais que reculer d'un pas m'aurait ramenée là où j'étais précédemment, hors du bois, au lieu de réflexion. Pourquoi faire ? J'avais fini de réfléchir, mon choix était fait. Alors, je jouai le jeu et courus auprès d'Éric pour ne pas me perdre.
Tout près l'un de l'autre, à l'écart du reste du monde, nous nous regardâmes en silence, tandis que l'Esprit du bois de la colonie nous donna l'un à l'autre (mais que pour les vacances !)
Éric nous fraya un chemin dans les broussailles en répétant, à la manière d'un garçon qui veut faire son intéressant :
« Reste bien derrière moi ! Tu t'perdrais, sinon. Y a que moi qui connais l'chemin. »
Cette fois, je ne pouvais plus faire marche arrière. Je suivis Éric de près, craignant d'être perdue toute seule dans ce grand bois sombre.


5 - CONVOITISE
24Le lendemain, sur l'aire de jeux, je n'étais toujours copine avec personne et le toboggan ne désemplissait pas. Alors, je partis marcher, toute seule, dans l'allée ombragée qui longeait le bâtiment. Arrivée à l'autre bout, je regardai la piscine avec envie. J'avais hâte d'aller m'y baigner.
Faisant le tour du bâtiment, je retrouvai Éric et ses copains au portique.
M'approchant, je leur demandai :
« Pourquoi vous laissez pas les p'tits faire de la balançoire ?
- Nous aussi, on est p'tits, me répondit un garçon qui était assis sur une balançoire.
- Nan, nous, on est les huit ans. On est les plus grands d'la colonie. C'est les six ans, les p'tits.
- Meh ! ce s'rait dangereux, pour eux, d'être là en même temps qu'nous. Ys f'raient pas attention. On pourrait pas s'balancer ; sinon, on risquerait d'les cogner quand ys passent derrière. »
25Le garçon qui m'avait répondu ça fit exprès de se balancer très haut pour démontrer ce qu'il venait de dire, tandis qu'un autre garçon me dit :
« Hé ! dis qu't'es amoureuse d'Éric.
- T'as pas intérêt ! »
rétorqua Éric, malgré ce qui s'était passé la veille.
« Chuis amoureuse d'Éric.
- J'vais t'casser la gueule. »
Je m'en allai, revins à l'aire de jeux et m'assis auprès du tube debout. Éric me rejoignit, promit de ne pas me taper et m'emmena dans les bois.
Quand même, j'trouve que c'est un peu toc-toc, les garçons.
26Le lendemain, l'aire de jeux n'avait toujours pas de place à m'offrir. Je repartis dans l'allée ombragée, fis le tour du bâtiment et trouvai à nouveau Éric et ses copains au portique.
Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'ils ne se battaient pas entre eux pour faire de la balançoire. Éric, pour sa part, n'en occupait pas une. Il était debout, adossé contre un des piliers du portique et ne semblait même pas attendre son tour. Si toutes les balançoires étaient prises, elles ne servaient que de sièges immobiles à des garçons qui parlaient entre eux, riaient, chahutaient.
M'approchant, je leur demandai :
« Pourquoi vous empêchez les p'tits d'venir au portique alors que vous faites même pas d'la balançoire ? »
Les réponses fusèrent de toute part :
« Meh ! tu nous embêtes, à la fin. Mêle-toi d'tes affaires !
- Parce que c'est notre QG.
- Dis qu't'es amoureuse d'Éric !
- T'as pas intérêt à le dire. »
Alors, je demandai divers éclaircissements :
« Qu'est-ce que ça veut dire, cujé ? Et pourquoi j'aurais pas l'droit d'dire qu'chuis amoureuse de toi ? »
La suite se déroula pareil que la veille.
27« La colonie, c'est pas du tout comme l'école. C'est drôlement bien, pour les enfants. On doit drôlement bien s'y amuser. »
Tu parles ! L'aire de jeux, ça me faisait le même effet que la cour de récréation : personne pour jouer avec moi. Tristesse infinie ! Peut-être que ça venait de moi ; sûrement que ça venait de moi. Je ne savais pas comment aller vers les autres, comment me comporter avec les autres. Je ne connaissais pas les conventions, j'étais conditionnée au rejet…
Par contre, le soir, dans le dortoir, quand j'étais assise dans mon lit, à côté des autres filles de mon groupe, j'étais conditionnée à… discuter avec Nani.
28Elles étaient méchantes, les filles de mon dortoir. Moi, le soir, j'avais souvent à lire des lettres que je recevais de ma famille, en particulier des lettres de mon papa qui me demandaient de mes nouvelles et qui se terminaient par : « je t'embrasse très, très fort, ma petite chérie. » Moi, je ne pouvais pas répondre à toutes ces lettres parce que mon papier à lettres m'avait été confisqué pour me punir d'être obéissante. Alors, je pleurais à grosses larmes et les filles de mon dortoir étaient tellement méchantes qu'elles me disaient de me cacher la tête sous mes couvertures parce que ça leur fichait le cafard de me voir pleurer.
À part pour me dire ça, elles ne me parlaient pas. Malgré tout, moi, hormis quand je pleurais, je parlais spontanément, assise dans mon lit, parce que c'est ce à quoi Nani m'avait toujours habituée, les soirs où je dormais dans sa chambre.
Mais là, avec les filles de mon dortoir, chaque fois que je parlais, elles me rejetaient en disant :
« Ferme ta bouche. »
Pourquoi ? Est-ce que ça venait de moi ? Qu'est-ce qu'il y avait qui n'allait pas, chez moi ?
29Aussi, un soir, leur demandai-je :
« Pourquoi vous voulez pas parler avec moi ? Qu'est-ce que je vous ai fait ?
- T'as qu'à aller dire aux garçons qu'ys nous laissent le portique.
- Eh ben moi, comme chuis gentille, j'ai déjà dit aux garçons qu'ys devraient laisser l'portique aux p'tits mais ys veulent pas. Alors, allez leur dire, vous ! P't-être que vous, ys vous écouteront.
- On peut pas. Tu fais tout c'qu'ys t'disent.
- J'vois pas l'rapport avec moi. Vous avez déjà essayé, d'leur parler ?
- On n'ira pas leur parler tant qu'tu fais tout c'qu'ys t'disent. Pas question !
30- J'vois pas l'rapport. Ça n'a rien à voir avec moi, s'ys ont pris l'portique. Pis moi, j'fais pas tout c'qu'ys m'disent. J'dis juste que je chuis amoureuse d'Éric. J'ai l'droit.
- Eh ben non, justement. T'as qu'à dire que t'es plus son amoureuse tant qu'ys ont pas libéré l'portique.
- Ben non, ça n'a rien à voir, ça.
- Si, ça a à voir. Comment veux-tu qu'on aille parler aux garçons si toi, t'as fait les règles toute seule de ton côté ? C'est les filles toutes ensemble qui doivent se concerter pour faire les règles entre elles et les garçons. Toi, t'as décidé toute seule sans nous consulter. Nous, on n'en veut pas, d'ton histoire. On t'suit pas. Alors, si tu veux qu'on soit copines avec toi, tu feras c'qu'on t'dit.
- Eh ben non, chuis pas d'accord.
- Alors, tu nous parles pas.
- Eh ben non parce qu'une histoire d'amour, c'est entre une fille et un garçon. C'est tout. Les autres, ys ont pas à dire comment ça doit s'passer entre Éric et moi.
31- Parce que toi, tu crois qu'tu sais mieux qu'nous comment ça doit s'passer ? Y t'a dit qu'y t'aimait, lui ?
- Non.
- Et tu lui as montré tes fesses, depuis qu'on est à la colonie ?
- Oui.
- Oh ! Tu devrais avoir honte. Et lui, y t'aime même pas.
- Mais vous comprenez pas qu'si les garçons veulent voir le papafe des filles, c'est de l'amour ? Si ys nous aimaient pas, ys auraient pas envie d'regarder, ys s'en ficheraient.
- Mais tais-toi ! T'es complètement idiote ou quoi ? Bien sûr qu'on l'sait mais faut pas l'dire, si on veut en tirer parti.
- En tirer parti pour quoi ?
- Eh ben, pour récupérer l'portique, par exemple.
- Mais ça n'a rien à voir avec l'amour, ça.
- On s'en fiche. C'est comme ça qu'on fait les règles et puis c'est tout.
32- Eh ben, allez montrer vos papafes aux garçons en échange du portique, si vous trouvez que ça vaut !
- Ferme ta bouche ! De toute façon, t'es même pas amoureuse de lui. Tu fais tout c'qu'y t'dit parce que t'es faible.
- La preuve que non, chuis pas faible, puisque vous êtes toutes contre moi et j'fais pas c'que vous m'dites.
- Alors, ferme ta bouche ! On veut pas t'parler. »
Pourtant, le lendemain soir, dans le dortoir, je dis aux filles :
« J'ai parlé à Éric, pour le portique.
- Alors ?
- Alors, il a dit qu'si vous avez quelque chose à dire à lui et ses copains, vous les trouverez au portique.
33- Et toi, t'es d'son côté ?
- Eh ben oui, il a raison.
- Tu trouves qu'il a raison d'garder l'portique sans partager avec nous ?
- Nan, c'est pas ça mais il a raison parce qu'y dit qu'c'est pas normal que vous m'demandiez à moi d'me battre pour que vous puissiez jouer au portique alors que vous m'invitez même pas à jouer avec vous.
- Alors, tu nous parles plus.
- Eh ben, j'm'en fiche. »
Pis d'abord, « fesses », c'est un gros mot. On dit « un papafe ».


6 - CELUI QUI EMBÊTE LES FILLES
Cela dit, une précision toutefois : ce ne sont pas toutes les filles de mon dortoir qui ont parlé unanimement contre moi mais seulement un groupe de trois filles qui se voulaient les meneuses. Les autres ont entendu parce qu'on se parlait d'un bout à l'autre du dortoir mais à aucun moment elles n'intervinrent dans la conversation.
Et Nani qui disait qu'elle aurait pas voulu être avec les garçons parce qu'elle aurait eu peur qu'ils l'embêtent. Et les filles, c'est mieux p't-être ?
34Alors que je pensais cela, en marchant tranquillement dans la colonie, toute seule de mon côté, un garçon vint se poster devant moi. Je bifurquai sur la gauche pour passer à côté de lui mais il fit un pas sur le côté pour me barrer le passage. Alors je fis un pas sur la droite mais il recommença et ainsi de suite, de gauche à droite et de droite à gauche, il m'empêchait de passer exprès et me regardait en rigolant bizarrement.
Le lendemain matin, il recommença pareil.
« Mais qu'est-ce que tu m'veux, à la fin ? »
Il ne me répondit pas. Il se contentait de me barrer le passage en me souriant d'un air bizarre. Il me faisait peur.
Alors voilà, ça y est, les garçons aussi m'embêtent. J'en ai marre, de cette colonie.
Décidément, tout m'était hostile, dans cette colonie.
35C'est pas des vacances, ça. Y a quoi pour moi, ici ? Un amoureux ? Tu parles !
Il est vrai que si les garçons ne m'y avaient pas encouragée, je n'aurais sûrement jamais osé dire que j'étais amoureuse de l'un d'eux, parce que j'étais timide mais ce sur quoi ouvrait cette déclaration n'était pas à mon goût. En effet, chaque après-midi, quand Éric m'emmenait dans le bois, nous débouchions sur une grande clairière au milieu du bois, il m'emmenait au centre de cette clairière et il regardait mon papafe. Ensuite, nous faisions le chemin en sens inverse, il me ramenait à l'aire de jeux et là, il redevenait méchant, disant qu'il n'était pas mon amoureux. Il retournait au portique, auprès de ses copains, et me laissait là toute seule.
Je n'en voulais plus, de lui ! Ce n'était pas un amoureux comme ça, que je voulais.
36Cet après-midi-là, quittant l'aire de jeux pour aller me promener dans l'allée ombragée et faire le tour du bâtiment, c'était décidé : les garçons pourraient toujours me demander de dire que j'étais amoureuse d'Éric, moi, je répondrais que non, je ne l'étais pas.
Effectivement, dès qu'ils me virent passer, les garçons du portique m'interpelèrent :
« Hé ! dis qu't'es amoureuse d'Éric. »
Alors que je m'apprêtais, forte de ma colère, à mettre mon projet à exécution, j'entendis Éric ajouter, comme à son habitude :
« T'as pas intérêt à l'dire ; sinon, j'te casse la gueule. »
et comme ça m'énerva encore plus, je répondis :
« Eh ben si, chuis amoureuse de toi. »
37Je retournai m'asseoir, toute seule dans mon coin, près du tube debout. Éric vint me rejoindre et me demanda de le suivre mais je refusai.
Il insista et insista encore.
« Mais si, viens ! J'ai quelque chose d'important à t'dire. »
Bon, alors, je le suivis. Il m'emmena dans le bois. Lorsque nous fûmes au milieu de la clairière, il demanda à voir mon papafe mais je refusai.
« Rien à faire ! j'ai dit non.
- Bon, alors, tant pis. J'vais t'laisser là toute seule et tu s'ras perdue. Je m'en vais et t'as pas l'droit d'me suivre. »
Il s'éloigna, me laissant là toute seule, au milieu de la clairière, perdue au fond des bois.
« Éric ! Éric ! Me laisse pas là toute seule ! »
Il revint sur ses pas.
« Alors, montre ! »
Alors, je n'avais pas le choix mais je m'en fichais parce que c'était la dernière fois : plus jamais je ne le suivrais dans les bois.
38Sur le chemin du retour, il me demanda :
« Qu'est-ce qui s'passe ? Comment ça s'fait qu'tu voulais pas m'montrer, aujourd'hui ?
- Eh ben, j'ai l'droit, d'pas vouloir. »
Il insista, me questionna encore et je finis par exploser.
« J'en ai marre, de cette colonie, à la fin ! En plus, les filles, èes sont tout l'temps méchantes avec moi et, maintenant, c'est les garçons qui m'embêtent.
- Qu'est-ce qu'on t'a fait ?
- Quand j'marche dans la colonie, y a un garçon qui s'met devant moi. Quand j'vais à gauche, y s'met à gauche ; quand j'vais à droite, y s'met à droite. Y m'empêche de passer exprès et pis y rigole bizarrement. Y m'fait peur. Il l'a fait hier et il a r'commencé aujourd'hui. »
Éric monta sur ses grands chevaux et me demanda sèchement :
« Qui t'a fait ça ?
- Je sais pas comment y s'appelle, moi. J'le connais pas.
- Il est comment ?
- Un peu gros, avec une grosse touffe de ch'veux blonds, châtain clair.
- J'vois qui c'est. Il a pas un short bleu et un polo marron ?
- Ch'sais pas, j'ai pas fait gaffe. Mouais, p't-être.
- Ouais, j'vois qui c'est. T'inquiète pas ! j'vais m'occuper d'lui. Y t'embêtera pus. »


7 - MA PLACE, À LA FIN !
Et puis, il me laissa toute seule sur l'aire de jeux et retourna au portique auprès de ses copains. Alors, je me rassis auprès du tube debout.
39Ma monitrice, passant par là avec une autre monitrice, me demanda :
« Ben, qu'est-ce que tu fais toute seule dans ton coin, toi ?
- J'reste à l'ombre parce que l'soleil tape.
- Ben non, faut pas rester là toute seule. Va t'amuser sur le toboggan !
- J'irai plus tard. Pour l'instant, y a trop d'monde, sur l'toboggan.
- Oh ! ben si t'attends qu'y ait pus personne au toboggan, tu peux attendre longtemps.
- Je sais. Ça fait longtemps qu'j'attends.
- Eh ben, vas-y tout d'suite ! Ys vont t'laisser passer. »
J'obéis.
40Au pied de l'échelle du toboggan, plusieurs enfants étaient attroupés pour y monter. Ils se chassaient les uns les autres, se poussaient mutuellement, jouaient des coudes pour pouvoir passer.
Moi, je n'étais pas du genre à jouer des coudes. Quand je voulus prendre mon tour, on me chassa et je partis me rasseoir à l'ombre du tube debout, au calme.
Ma monitrice revint me voir et je lui expliquai :
« Ys veulent pas que j'prenne de la place au toboggan. Ys sont trop nombreux.
- Insiste ! Y a pas d'raison qu'ys t'laissent pas passer.
- Meh ! j'aime pas faire du toboggan comme ça. Faut faire la queue, attendre son tour, se bousculer et quand enfin on peut faire du toboggan, après, faut s'dépêcher de dégager parce que y en a d'autres qu'arrivent derrière.
- Ah ! ben oui, ça…
- Eh ben, j'aime pas faire du toboggan dans ces conditions. Moi, j'aime bien être tranquille.
41- Bon, d'accord mais reste pas là, cachée derrière ce gros machin pas beau ! Va te joindre aux autres enfants !
- Ys m'chassent tout le temps. L'premier jour, je m'étais mise à un tube qu'est couché et ys m'ont chassée.
- C'était l'premier jour. Retournes-y, maintenant ! »
J'obéis.
Je retournai m'asseoir à ma place initiale, à l'extrémité d'un tube couché, celui qui était le plus près du bâtiment mais des enfants, entrés par l'autre extrémité, me redirent :
« Pousse-toi ! tu gênes. »
42Ma monitrice, arrivant derrière, éclata de rire.
« Ah ! ben évidemment, si tu t'mets en plein milieu du chemin… Fais comme les autres enfants, passe à l'intérieur !
- Marcher dans l'tube comme si c'était un tunnel ? Tu trouves ça drôle, toi ?
- Bah… je sais pas. Moi, chuis grande mais regarde, les petits ! ça les amuse.
- Oui, ça, je vois. Oui, ça peut être amusant d'le faire une fois ou deux mais y passer et y repasser sans arrêt pendant des heures, moi, ça m'amuserait pas du tout. J'préfère rester assise.
- Oui, j'te comprends mais n't'assois pas en plein milieu ! Assied-toi au bord ! Comme ça, t'es quand même avec les autres, sans les gêner. »
43Je m'assis donc à droite de l'extrémité du tube. Seulement, les enfants qui sortaient par cette extrémité me trouvèrent quand même dans leur passage pour courir se remettre à l'autre extrémité, celle qui leur servait d'entrée, et me dirent une fois encore :
« Pousse-toi ! tu gênes.
- Oh ! ben non, répliqua ma monitrice, elle peut quand même s'asseoir à côté d'vous. Vous pouvez bien faire un écart pour passer à côté d'elle. »
Les enfants obéirent mais quand ma monitrice fut partie, ils s'en allèrent jouer ailleurs et me laissèrent toute seule auprès de ce tube qui, dorénavant, s'appellera mon tube.
44Le lendemain tantôt, quand je fis mon tour du bâtiment, ça se passa pareil que la veille, sauf qu'en revenant à l'aire de jeux, mon tube était toujours désert. Alors, je m'assis à son extrémité et c'est là qu'Éric me trouva.
La suite se déroula pareil que la veille, sauf qu'en revenant de la clairière, Éric ne me posa pas la question mais je répondis quand même :
« Personne m'a embêtée. C'est entre toi et moi. »
Fin de la première semaine de colonie.


8 - LES VACANCES RATÉES
45Comme la première fois, c'est dans l'allée ombragée que nous fûmes tous regroupés pour le choix de nouveaux ateliers. Les divers ateliers étaient listés sur un tableau. Les moniteurs avaient installé des flèches partout afin que chacun pût se diriger vers l'atelier de son choix.
Moi, je savais ce que je voulais faire : fabrication de paniers en osier. Tous les sentiments de la première fois revinrent très vifs dans mon cœur. J'avais plus que jamais besoin de me raccrocher à cette consolation pour pouvoir enfin partir du bon pied.
Nous fûmes invités à nous rendre à nos ateliers en des consignes parfaitement claires :
« Ne courez pas ! »
46 Je vis autour de moi tous les enfants désobéir, courir, se bousculer, me bousculer. Je me reculai pour qu'on ne me fît pas tomber puis je me rendis à l'atelier de fabrication de paniers en osier, confiante parce que j'obéissais parfaitement bien.
Pourtant, quand j'arrivai à mon atelier, on m'y refusa sous prétexte que j'arrivais trop tard et qu'il n'y avait plus de place.
C'était impossible. C'était incompréhensible. J'insistai, les larmes au bord des yeux.
« C'est moi. Vous m'reconnaissez pas ? La s'maine dernière, vous m'aviez dit que j'pourrais l'faire cette semaine.
- Fallait être plus rapide.
- J'ai obéi. J'ai pas couru.
- Eh ben, c'est qu't'y tenais pas tant qu'ça.
- Si, j'y tiens. C'est ma consolation. »
47Après un moment de veine insistance, l'incohérence, l'injustice et la souffrance morale me firent faire ce malaise que les grandes personnes nomment péjorativement un caprice. Le moniteur qui avait dit de ne pas courir se moqua de moi parce que je me plaignais d'être punie pour avoir obéi, la monitrice qui animait l'atelier m'assura qu'il y aurait une place pour moi la semaine suivante et on m'emmena à un autre atelier.
Je n'avais vraiment plus qu'une envie : rentrer à la maison. Pourtant, il fallait attendre la fin de cette sale colonie pourrie. L'après-midi, l'aire de jeux m'était d'un ennui mortel. J'en avais marre.
Ras l'bol ! Ras l'bol ! Ras l'bol !!!
48Je n'avais aucune envie de marcher mais je me résolus quand même à aller faire le tour du bâtiment pour tuer le temps. L'allée ombragée me parut lugubre.
Tout au bout, au moins, la belle piscine bleutée était toujours là. Nous y étions allés une fois, au cours de la première semaine. Ça avait été super chouette. Un moniteur avait joué avec moi, on s'était drôlement bien amusés, tous les deux. Mais il avait fallu abréger notre partie de plaisir parce que des enfants n'avaient plus envie de nager. Ils étaient sortis de l'eau, ils s'ennuyaient et ils avaient froid.
Si on avait été dans la vraie vie, ils seraient partis faire autre chose tandis que nous, on serait restés à la piscine le temps qu'il nous faisait envie ; puis on se serait rejoints plus tard. Mais la colonie, ce n'est pas la vraie vie, c'est la collectivité, tout comme l'école. En collectivité, il faut tous rester collés les uns aux autres. De fait, les enfants qui n'avaient pas envie de nager devaient rester bêtement à attendre au bord de la piscine que les autres eussent fini de s'amuser ; puis, ceux qui s'amusaient dans la piscine durent s'interrompre pour écourter l'attente des premiers. En somme, le principe de la collectivité, c'est de faire en sorte qu'on soit tous les boulets les uns des autres.
C'est nul, la collectivité. C'est pas des vacances.
49Suite de la promenade : je longeai la façade sans m'approcher du portique. Pourtant, cette bande de garçons qui ne faisaient que rigoler entre eux me virent passer et me firent leur cinéma habituel :
« Hé, la fille ! dis qu't'es amoureuse d'Éric.
- T'as pas intérêt à l'dire. »
Comme si j'avais de l'amour dans mon cœur broyé par le chagrin !
Pis d'abord, j'm'appelle pas la fille, j'm'appelle Angélique.
« Non, chuis pas amoureuse d'Éric. »
Et qu'on me fiche la paix.


9 - QUELQU'UN À QUI PARLER
Après, une fois revenue à l'aire de jeux, je n'avais plus qu'une chose à faire, m'asseoir à l'extrémité de mon tube et attendre la fin. Et l'autre espèce d'Éric n'avait pas intérêt à venir m'embêter.
50Précisément, il ne vint pas. C'est un autre garçon que je vis arriver du portique, un brun aux cheveux coupés au carré. S'arrêtant devant l'aire de jeux, il tourna la tête dans tous les sens.
C'est moi qu'il cherche ?
Oui, oui, c'était bien moi qu'il cherchait. Dès qu'il me vit, il vint vers moi d'un pas décidé et s'accroupit devant moi pour me parler. Au moins, ça changeait d'Éric, parce que lui, quand il venait me rejoindre à l'aire de jeux, il restait toujours debout à une certaine distance de moi, me parlait en regardant ailleurs et me pressait de le suivre, comme s'il ne voulait pas qu'on le vît parler avec une fille.
Le garçon aux cheveux bruns ne manifesta pas ce genre de complexe. Il s'accroupit en face de moi et me demanda d'un air embêté :
« Pourquoi tu veux pus dire que t'es amoureuse d'Éric ? Ça va pas ?
51- Meh ! chuis pas amoureuse de lui, en vrai. Chuis amoureuse de personne.
- Je sais bien, c'était pour jouer. Pourquoi tu veux plus jouer ?
- J'veux rentrer chez moi. »
et je me mis à pleurer.
« J'veux qu'ça s'arrête, la colonie. J'en ai marre.
- Qu'est-ce qui s'passe ? C'est pas bien, la colonie ?
- Les moniteurs, ys m'punissent tout l'temps parce que chuis obéissante.
- Ys t'punissent parce que t'obéis ?
- J'te jure qu'c'est vrai.
- J'te crois. Écris-le à tes parents !
- J'peux pas : ys m'ont confisqué mon papier à lettres, les moniteurs.
52- Ys ont pas l'droit, d'faire ça. Et tes copines, qu'est-ce qu'èes disent ?
- Quelles copines ? Tu vois des copines, autour de moi ? Chuis toute seule, j'ai pas d'copines.
- J'vois bien qu't'es pas avec tes copines parce que t'es pas d'humeur à jouer, mais les autres jours…
- J'ai pas d'copines, jamais.
- Et le soir, dans le dortoir ?
- Èes sont méchantes avec moi : èes m'font pleurer exprès et après, quand j'pleure, èes m'disent de m'cacher la tête sous mes couvertures pour pas m'voir pleurer.
53- Oh ! ben j'te comprends. Si c'était comme ça, pour moi, la colonie, moi aussi j'voudrais rentrer chez moi. »
Quelqu'un pouvait me comprendre ? Alors, c'est que je n'étais pas folle ? Le garçon avait un tel désarroi dans la voix et dans le regard que ça se voyait qu'il se mettait vraiment à ma place. Je n'étais plus complètement seule.
« Demande à rentrer chez toi, si ça va pas. Ys ont pas l'droit d'te r'tenir de force.
- J'peux pas : mes parents, ys m'ont dit que j'devais être grande et rester jusqu'au bout quoiqu'il arrive.
- Ben ouais, je sais bien. Les miens, ys ont dit pareil. Mais p't-être, si t'insistes ?
- Ça va aller. »
J'essuyai mes yeux.
54« Tu vas rester, alors ?
- Bah, si j'ai t'nu une semaine, j'pourrai t'nir jusqu'au bout. Ys vont pas m'tuer, les moniteurs. Et p't-être que j'vais m'faire des copines, à la longue.
- Ben oui, j'espère. Alors, tu veux bien r'commencer à dire que t'es amoureuse d'Éric ?
- Pourquoi faire ?
- Parce que t'es la seule fille qu'a bien voulu jouer à notre jeu. Alors, on voudrait qu't'y joues jusqu'au bout. Tu veux bien ?
- Je joue avec vous ?! Vous, vous êtes au portique et moi, chuis là toute seule. C'est ça, jouer ensemble ?
- Ben oui, je sais, c'est bête. On pourrait jouer avec toi. Moi, là où j'habite, je joue aussi bien avec les filles et les garçons. Mais là, c'est l'histoire, qu'est comme ça. »
Oui, je savais bien que c'était l'histoire.
55Vous la connaissez, cette histoire ? Elle s'est racontée tout au long de plusieurs générations enfantines, du temps où les garçons allaient à l'école des garçons et les filles à l'école des filles. Les garçons grandissaient entre eux, les filles grandissaient entre elles, en deux groupes séparés. Les garçons ne connaissaient pas les filles et les filles ne connaissaient pas les garçons. Les deux groupes se cherchaient mutuellement, chacun représentant le mystère aux yeux de l'autre.
C'était un beau rêve romantique.
56C'était nul !!! C'était un beau rêve imposé à des enfants qui n'avaient rien demandé et qui y réagissaient très mal. Regardez les filles de Courbevoie ! au cours préparatoire, dès qu'il y avait des garçons dans les parages, elles faisaient leurs mijaurées, longeant les murs comme s'ils étaient des pestiférés ; alors qu'un an plus tôt, en maternelle, on avait été dans la même école qu'eux et ça ne leur avait jamais rien fait d'être à côté d'eux. Alors, ça rime à quoi, ça ? Quant aux garçons, séparés des filles, ils ne s'avéraient capables de les chercher que de façon très maladroite, en leur tirant les cheveux, quand ils s'en approchaient, ou autres tracasseries du genre. En fin de compte, ça faisait des filles comme Nani qui disait :
« Oh ! J'voudrais pas être avec les garçons. J'aurais peur qu'ys m'embêtent. »


10 - SOURIRE
57Moi, je l'ai toujours dit : j'étais pour les écoles mixtes. Ça se faisait de plus en plus, en France. Le vieux rêve romantique était en train de se faire ranger dans les placards, malgré les réticences des anciens.
Et puis, moi, je ne m'entendais pas avec les filles. Je n'étais pas comme elles. J'étais malheureuse au milieu d'elles. Je voulais être avec les garçons. J'étais persuadée que j'étais plus faite pour m'entendre avec eux.
La preuve que j'avais raison : qui c'était, là, qui était devant moi, qui était venu me parler gentiment, qui m'avait écoutée, qui m'avait permis d'exprimer ce que j'avais sur le cœur et qui m'avait comprise ? C'était un garçon.
58« Souris ! »
me dit-il pour chasser mon chagrin.
Je ne souris pas.
« Aussi, on pensait pas qu't'avais pas d'copines pour jouer avec toi, reprit-il. On a fait l'histoire comme ça, je sais, c'est bête. On n'est qu'des garçons et les garçons, c'est un peu bête. Mais on aimerait bien connaître la fin de l'histoire. Y a qu'toi qui peux nous la raconter. On a tous les yeux tournés vers toi. On t'aime bien.
- Alors pourquoi, Éric, y dit tout l'temps qu'y veut m'taper ?
- Meh ! y t'cassera jamais la gueule, en vrai. Y dit ça pour jouer les durs mais y t'f'ra jamais d'mal. J'le connais bien, c'est mon copain. Il est gentil.
- Même, j'en ai marre, moi, à la fin, de m'entendre tout le temps dire : "j'vais t'taper", "j'vais t'taper", "j'vais t'taper"…
- T'as raison, y d'vrait pas t'dire ça. J'vais lui en parler, y t'le dira plus. J'vais lui expliquer qu't'es toute seule et qu'ça t'rend triste.
59- Y voit bien, qu'chuis toute seule, quand y vient du portique.
- Ben non. Y croyait qu'tu t'mettais à part de tes copines parce que tu l'attendais. Maintenant, p't-être que t'arriverais mieux à t'faire des copines si tu jouais pas avec nous. Tu crois ?
- Ça, non ! J'fais c'que j'veux, èes ont rien à m'dire. Si èes m'aiment pas quand chuis moi, c'est pas mes copines. »
60Tout était dit… ou presque. Il y avait bien encore une objection que j'étais tentée de formuler à ce garçon : « pourquoi c'est pas toi, mon amoureux ? » Il était si beau, son regard était si tendre, ça me faisait tant de bien de le sentir près de moi. Peut-être que la question se lisait dans mes yeux, tandis que nous nous regardions sans nous parler.
Parce qu'il n'est qu'un garçon et que les garçons, c'est un peu bête ? Mais il aimerait bien connaître la fin de l'histoire ?
C'était trop tard, pour changer d'histoire. Quand on s'engage à quelque chose, il faut s'y tenir jusqu'au bout. Et puis, j'avais l'impression de voir en lui le lutin du bon Dieu, qui venait me remettre le pied à l'étrier.
61Je m'efforçai de chasser mon chagrin et lui fis un sourire.
« Alors, tu veux bien revenir ? »
demanda-t-il.
Je savais qu'une fois que je lui aurais donné ma réponse, il retournerait au portique. Je n'avais pas envie qu'il s'en allât, j'avais envie qu'il restât auprès de moi mais il ne fallait pas le retenir plus longtemps, puisque je connaissais ma réponse.
« D'accord, j'vais r'venir. »
Il eut, avant de se lever, un instant d'hésitation. On aurait dit qu'à son tour, il n'avait pas envie de partir, de se séparer de moi, mais il le fallait, puisque je lui avais donné ma réponse.
62Seule à nouveau, je chassai la mélancolie qui voulait m'envahir en me raccrochant à ma passion pour le théâtre.
Mon public réclame mon retour sur les planches. Il veut que je lui écrive la fin de l'histoire.
Intérieurement, je caressai la couverture de mon livre et m'imprégnai de mon rôle.
63Tiens ! J'me dis qu'j'ai envie d'me promener.
Je me levai et m'engouffrai dans l'allée ombragée qui, du reste, n'était peut-être pas si ombragée que ça mais bon… il fallait bien lui donner un nom. J'allongeai un peu le pas, craignant que les moniteurs ne vinssent prématurément annoncer l'heure de rentrer.
Arrivée au bout, je regardai la piscine en haussant les épaules dédaigneusement.
M'en fiche ! Même qu'à Melun, y a une piscine bien plus grande que celle-là. Caki et Nani m'y emmèneront parce qu'ys sont gentils. Même que Caki, il est tellement gentil, quand y m'emmène à la piscine, y prend tout l'temps une grosse bouée avec les sous d'son argent d'poche.
64Dès que je fus visible du portique, tous les garçons tournèrent la tête vers moi et me regardèrent passer en silence.
Marchant d'un pas léger sous le soleil qui dansait, je humai le bon air de la campagne et dis d'une voix forte et taquine :
« Chuis amoureuse d'Éric. »
Éric, adossé à son pilier habituel, ne dit pas un mot.
65De retour à l'aire de jeux, j'allai m'asseoir en tailleur à l'extrémité de mon tube, le dos bien droit, telle la reine des forêts à l'entrée de sa grotte.
Le prince Éric quitta le royaume des lutins et vint me rendre visite. Je le suivis au fond des bois. Là, au milieu de la clairière enchantée, entourée de papillons joliment colorés, je lui montrai tout mon papafe.


11 - PUNITION INSOUTENABLE
66Le lendemain, un nouveau problème survint. Les moniteurs nous annoncèrent que jusqu'à nouvel ordre, les cabinets extérieurs étaient interdits parce que, paraît-il, des enfants y avaient fait des bêtises. Quelles bêtises ? Cela ne fut pas précisé. On peut supposer que des garçons un peu trop agités y eussent joué un peu trop violemment et risqué de casser les tuyauteries, par exemple. C'est ce qui me vint à l'esprit. Sinon, quoi d'autre ?
De fait, l'après-midi, pendant le temps où nous étions à l'aire de jeux, c'est-à-dire pendant une heure ou deux, nous n'avions plus le droit d'aller aux cabinets. C'était une punition collective.
67Moi, les punitions collectives, j'en avais déjà entendu parler par Nani mais je n'en avais jamais fait l'expérience. À l'école de Courbevoie, ça ne m'était jamais arrivé parce que les maîtresses faisaient en sorte de punir seulement quand c'était mérité or, les punitions collectives, ça atteint forcément des enfants qui ne méritent pas d'être punis.
Nani m'avait néanmoins expliqué qu'en cas de punition collective, il ne faut pas se sentir atteint personnellement. Les enfants en portent le poids tous ensemble alors, tant pis, il faut supporter comme tout le monde et attendre que ça passe. Dans le cas présent, si personne ne pouvait aller aux cabinets, ça allait forcément affecter tout le monde et les moniteurs seraient bien obligés d'y mettre un terme, tôt ou tard, sans que je n'eusse à m'en mêler personnellement, théoriquement.
68Ben oui mais là, justement, ça faisait deux ou trois jours que j'avais la colique et ça venait précisément au moment où nous venions jouer dans l'aire de jeux, juste après le repas. Alors, ça n'allait pas être possible que j'attendisse pendant deux heures pour pouvoir aller aux cabinets.
Bon ben, on verra bien. P't-être que c'est passé et qu'j'ai pus la colique. J'espère ! Sinon, tant pis, j'expliquerai aux moniteurs que chuis malade et qu'j'ai mal au ventre. Ys comprendront. Ys savent bien qu'c'est pas moi qui fais des bêtises dans les cabinets.
Eh ben oui, juste au moment où nous arrivions sur l'aire de jeux, mon ventre commença à me faire souffrir.
Ça va passer ! Ça va passer !
Ça ne passait pas. Il fallait que j'allasse aux cabinets, d'urgence.
69Je courus vers les moniteurs qui barraient le passage exprès.
« J'peux aller aux cabinets ?
- Non, non.
- Mais c'est pressé !
- Non, non. Interdit !
- Mais chuis malade. J'ai mal au ventre.
- Tant pis. »
Mon ventre me torturait. Je sentis mes joues blémir mais même ce signal de détresse ne sut infléchir la dureté de ces hommes impitoyables, qui m'ordonnèrent de retourner sur l'aire de jeux.
70J'obéis donc. Je fis tout mon possible pour me retenir mais mon ventre me faisait trop mal. Alors voilà, je fis caca dans ma culotte.
Oh là là !
Je ne pouvais même pas changer de vêtements. En colonie, on ne nous donnait des vêtements propres qu'une fois tous les quatre jours. Pour comble de malchance, on en avait changé le matin même. Il fallait donc que je me trimballasse avec ça pendant quatre jours, jusqu'au jeudi. J'avais peur que ça dépassât sur mon short et que cela se vît et j'avais peur de sentir mauvais. Je ne pouvais même pas m'asseoir.
71Et Éric, dans tout ça ?
Oui ben… il attendra jeudi.
C'était ennuyeux, compte tenu de ce qui s'était passé la veille, il risquait de croire que je ne voulais plus être amoureuse de lui.
Oui ben il attendra jeudi.
72Le pire, ce fut le lendemain matin, quand il fallut remettre les mêmes vêtements. J'ai bien cru que je n'y arriverais jamais mais, finalement, ce n'était pas si grave. L'odeur était à peu près partie, ça n'avait pas dépassé sur le short et, comme c'était sec, ça ne se sentait plus sur la peau. Ça faisait juste une grosse tache moche au fond de la culotte.
Ben oui, je sais, ce n'est pas très joli, ce que je raconte à mes lecteurs mais c'est ça, les colonies de vacances. Je n'y peux rien. Je ne voulais pas raconter ça. Si Éric avait attendu bien tranquillement, ça aurait juste fait quatre jours de colonie durant lesquels il ne se serait rien passé et je n'aurais pas à en parler. Je lui avais dit jeudi !


12 - ÉRIC
73De toute façon, après que ce fut arrivé, je n'avais pas la moindre envie d'aller me promener autour du bâtiment. J'avais juste envie de me faire toute petite, invisible. Il n'était pas pensable que je passasse devant le portique et que je disse à Éric, devant ses copains, que j'étais amoureuse de lui. Il n'était donc pas supposé venir me rejoindre sur l'aire de jeux, en principe.
Il vint quand même, juste après l'accident. Alors, là, il pouvait bien dire ce qu'il voulait, je n'étais pas d'humeur à me laisser embobiner et à le suivre dans les bois. Je ne le laissai même pas s'approcher de moi, craignant de sentir mauvais.
« Mais si, je t'aime mais je t'ai dit jeudi. Laisse-moi tranquille, à la fin ! »
Il repartit au portique et tout me sembla réglé.
74Le deuxième jour, ne subissant plus aucun inconfort, je m'assis tranquillement à ma place, à l'extrémité de mon tube, bien décontractée.
J'étais bien, toute seule, à l'extrémité de mon tube. De toute façon, en règle générale, à la colonie comme à l'école, j'étais tout le temps toute seule. Alors, j'étais habituée, je ne m'ennuyais jamais. Je me promenais dans mon imaginaire et me racontais plein de belles histoires.
Par contre, la nouvelle visite du prince Éric à l'entrée de ma grotte, elle ne fut pas imaginaire, celle-là !
75« J't'ai dit jeudi !
- Pourquoi pas aujourd'hui ?
- Parce que c'est pas possible.
- Alors, c'est qu't'es plus amoureuse de moi.
- Mais si mais j't'ai dit jeudi. Reviens jeudi !
- J'reviendrai pas, jeudi. Si tu veux pas venir aujourd'hui, c'est qu'tu m'aimes plus. Alors, j'reviendrai jamais. Même si tu reviens me dire que tu m'aimes, j't'écouterai plus, j'te croirai plus.
- Parce que si tu croyais que j't'aimais plus, tu voudrais plus voir mon papafe ?
- Bien sûr que non.
- Mais si j'te dis que j't'aime mais que j'peux pas t'montrer mon papafe aujourd'hui !
- Viens quand même avec moi.
- Si j'viens dans les bois avec toi, tu vas vouloir voir mon papafe.
- On verra bien c'qui s'passera. Moi, c'que j'veux voir, c'est si tu m'aimes. »
76Ce qui se passa, c'est qu'il m'emmena au milieu de la clairière et demanda à voir mon papafe. Et comme ce n'était pas possible, il retourna en direction du sous-bois en disant :
« Alors, tant pis pour toi. J'te laisse là toute seule et tu s'ras perdue.
- Eh ben tant pis, ch's'rai perdue. »
Je me mis à pleurer, toute seule, perdue au milieu des bois.
Éric revint sur ses pas et me dit gentiment :
« Non, pleure pas ! J'vais pas t'perdre. T'inquiète pas ! Viens, suis-moi ! J'te ramène. Tu s'ras pas perdue. »
Curieux, ce revirement soudain !
77Nous repartîmes dans le sous-bois et Éric nous fraya de nouveau un passage au milieu des broussailles. Il se donnait du mal à trouver un chemin praticable, s'emmêlait dans les branches et se faisait un peu mal parfois, mais il veillait toujours à ce qu'aucune ronce ne me touchât.
Le sentier n'ayant pas trop de branchages à cet endroit, Éric s'y arrêta, se tourna vers moi et me dit :
« Ici, on n'est que tous les deux. Montre-moi !
78- Dans la clairière aussi, on n'était que tous les deux. Ça n'a rien à voir. J't'ai dit jeudi.
- Pourquoi jeudi ?
- Parce que j'peux pas t'dire.
- Parce que y a pas d'raison. Si tu veux plus m'montrer, c'est qu't'es plus amoureuse de moi.
- Alors, tant pis. T'as qu'à m'perdre dans les bois. Moi, j'peux pas t'montrer mon papafe avant jeudi. C'est pas d'ma faute.
- J'vais pas t'perdre. J'te ramènerai à l'aire de jeux, quoiqu'il arrive. C'que j'veux savoir, c'est si tu m'aimes.
- Oui, je t'aime.
- Alors, montre !
- Jeudi.
- Pourquoi ?
- J'peux pas t'dire.
- Si tu m'aimes, tu dois tout m'dire. »
Pour le meilleur et pour le pire !


13 - L'ÉPREUVE DE MI-PARCOURS
79Aimer, c'est facile, tant que ça consiste à se montrer belle pour être admirée. En temps normal, j'aimais bien qu'Éric me regardât. Il ne voulait pas voir seulement mon papafe. Il voulait toujours regarder d'abord devant, ce qui n'a pas de nom. Moi, j'étais debout, au milieu de la clairière, la culotte baissée. Éric s'accroupissait pour regarder d'en bas, entre mes jambes, longtemps. J'aimais voir son regard de garçon transgresser ma pudeur. Après, il faisait le tour et regardait mon papafe, longtemps. J'aimais me sentir dévorée de son regard.
J'aimais les garçons.
80Ce n'est pas bien. Pourquoi n'est-ce pas bien ? Cela ne m'avait jamais été clairement expliqué et moi, j'aime bien que les choses soient claires. Un jour, quand j'avais six ans, j'avais vu un garçon de maternelle baisser la culotte d'une petite fille de son âge et ça m'avait beaucoup surpris. Ce petit avait fait preuve, devant moi, d'un grand désir dont je n'avais jamais soupçonné l'existence. Qu'était-ce ? De l'amour ?
Les grandes personnes, dans leurs chansons, leurs poèmes, nous apprennent qu'un homme qui aime une femme est attiré par la vue de ses yeux et de son sourire. J'en avais déduit que pour devenir adulte et apprendre à faire l'amour à la façon des adultes, il faut se désintéresser du papafe et focaliser sur les yeux et le sourire.
Moi, ça ne me parlait pas tellement, peut-être parce que j'étais trop petite. J'avais du mal avec la poésie des adultes. Moi, avant de grandir, je voulais connaître l'amour d'un petit garçon.
81Mais là, à cause de l'accident, ce n'était plus du tout la même chose. Si je voulais continuer à aimer Éric, ça voulait dire que je devais me montrer moche, sale et ridicule. Il allait se moquer de moi et tout répéter à tout le monde. Toute la colonie allait se moquer de moi et Éric ne voudrait plus jamais de moi pour amoureuse.
82Mais moi, je ne voulais pas qu'il crût que c'était moi qui ne voulais plus l'aimer. Alors, tant pis, je baissai ma culotte sale devant Éric et pleurai de honte.
Stupéfait, Éric me demanda :
« Ben, qu'est-ce qui t'es arrivé ?!
- J'avais la colique et les moniteurs ont interdit qu'on aille aux cabinets, expliquai-je entre mes larmes. J'leur ai dit qu'j'étais malade mais ys ont pas voulu quand même. »
83Éric détourna le regard jusqu'à ce que je fusse rhabillée et ne ria pas du tout.
« Tu t'moques pas d'moi ?
- Ben non. Pourquoi j'me moquerais d'toi ? C'est pas d'ta faute. C'est d'la faute des monos. C'est eux qui sont cons. Ys devraient pas être comme ça avec toi. Avec moi, c'est pas grave, j'leur rends la monnaie d'leur pièce mais qu'ys soient aussi cons avec toi, c'est pas normal. Ys devraient pas faire ça.
- Toi, tu t'moques pas d'moi mais les autres, si tu leur dis, ys vont tous se moquer d'moi.
- J'leur dirai pas. J'le dirai à personne. Ce s'ra un secret entre toi et moi. Personne le saura. Alors, c'était pour ça, qu'tu voulais pas m'montrer ?
- Ben oui.
- J'avais pas compris. J'croyais qu'c'était parce que tu voulais plus être mon amoureuse. Si j'avais su, j'aurais pas insisté. »
84Finalement, loin de se moquer de moi, Éric fut ému que j'eusse préféré m'humilier devant lui plutôt que renoncer à l'aimer.
« Alors, demandai-je, tu voudras encore m'emmener dans les bois ?
- Oui mais quand t'auras des vêtements propres. T'en changes quand ?
- Jeudi !
- Ah ! c'était ça. »


14 - LE MONITEUR DES CABINETS
85Jeudi arriva enfin. Quel plaisir de se glisser dans des vêtements tout propres ! Je mis mon linge sale en boule, le plus sale au milieu et hop ! en route pour la machine à laver, ni vu ni connu et qu'on n'en parle plus !
Notre dortoir avait trois portes, une en face de mon lit qui donnait sur le couloir, une à ma gauche (quand j'étais assise sur mon lit) qui donnait sur la lingerie et une derrière moi, sur ma gauche, qui donnait dehors mais que nous n'ouvrîmes jamais. Et à ma droite, il y avait les lits de toutes les autres filles de mon dortoir. En somme, moi, en arrivant à la colonie, j'avais pris le premier lit, à côté des portes.
Ce jeudi-là, ça tombait bien, mon linge sale n'avait pas beaucoup de trajet à faire avant de disparaître. Le problème, c'est qu'il ne disparut pas si bien que ça parce que les femmes de ménage, dans la lingerie, signalèrent aux monitrices un vêtement particulièrement sale.
86Ma monitrice vint m'en parler. Gênée, je lui demandai de transmettre mes excuses aux femmes de ménage.
« Non, t'inquiète pas pour ça ! Èes sont gentilles. C'est pardonné. »
me répondit-elle.
Elle s'installa sur une chaise, à côté de mon lit sur lequel j'étais assise, et me demanda à voix basse, sur le ton de la confidence :
« Ça t'arrive souvent, ce genre d'accident ? »
87Elle me prenait pour une attardée mentale ou quoi ?
J'explosai :
« Ben non, ça m'arrive jamais. En principe, quand j'ai la colique, j'vais aux cabinets.
- Et là, pourquoi t'es pas allée aux cabinets ?
- Parce que c'est interdit !
- Comment ça, c'est interdit ?
- Ben oui. T'es pas au courant ? Les moniteurs ont interdit l'accès aux WC extérieurs parce que des garçons y ont fait des bêtises. Et voilà l'résultat, maintenant. »
88Ma monitrice, qui était une jeune fille qui rigolait tout le temps, se tourna en se marrant vers la porte qui donnait sur le couloir et appela :
« Olivier ! »
Un moniteur se présenta sur le seuil de la porte et ma monitrice lui dit :
« Viens lui expliquer pourquoi t'as interdit l'accès aux WC extérieurs ! »
Pour toute réponse, le moniteur se cacha derrière la porte. D'autres monitrices vinrent se saisir de lui et l'emmenèrent dans la lingerie.
« C'est lui, aussi, qui m'a punie parce que j'étais obéissante, me plaignis-je.
89- Qu'est-ce que tu racontes-là ! Olivier t'as punie ?
- Oui parce que j'voulais faire des paniers en osier et lui, il avait dit d'pas courir. Alors, j'ai pas couru et, du coup, chuis arrivée trop tard et y avait plus d'place.
- Ben, faut pas faire tout c'qu'y t'dit.
- J'obéis toujours aux adultes.
- Meuh ! c'est pas un vrai adulte, Olivier. Il a vingt ans. C'est un gamin.
- Ben moi, mon grand frère et ma grande sœur, ys ont moins d'vingt ans mais si j'leur obéis pas, ma mère me donne des fessées.
- Ici, personne te donnera de fessées. Tu vois : ça a quand même du bon, la colonie. Attends ! Olivier va venir t'expliquer pourquoi il a interdit l'accès aux WC extérieurs. Tout va s'arranger, tu verras. »
90Ma monitrice partit dans la lingerie. Le moniteur Olivier en sortit, poussé dans le dos par ma monitrice qui lui disait :
« Allez ! Allez ! C'est toi qui a pris l'initiative d'interdire l'accès aux WC. C'est à toi de lui expliquer pourquoi t'as fait ça. »
Elle le fit asseoir sur la chaise à côté de moi. Il m'expliqua alors que… je devais me débrouiller pour comprendre sans explication sous prétexte qu'il était un jeune homme et moi une petite fille.
« Tu comprends c'que j'veux dire ?
- Oh ! non. Moi, j'tiens d'ma mère : si on m'met pas les points sur les i, j'comprends rien. »
La conversation se serait terminée là si ma monitrice n'avait pas appuyé sur les épaules du moniteur Olivier pour qu'il restât assis. Agacé, il l'a congédia, genre :
« C'est bon ! j'm'en occupe, j'vais voir ça avec elle. Laisse-nous ! »
Ma monitrice se retira.
91Étant donné que le moniteur trouvait compliqué d'exprimer ses raisons sous prétexte qu'il était un jeune homme et moi une petite fille, il demanda à ce que ce fût moi qui exprimasse mon avis sur la question.
« À ton avis, pourquoi j'ai interdit qu'on aille aux WC ?
- Parce que des garçons f'saient des bêtises ?
- Oui et quel genre de bêtises ?
- Ys escaladaient les tuyaux d'canalisation ?
- Donc tu comprends ?
- Oui ys risquaient d'casser les tuyaux et ça aurait fait des inondations ?
- Non, non. ys sont solides, les tuyaux. Il y a une autre raison, derrière. Tu comprends pas ?
- Ben non mais c'est pas grave, j'f'rai comme les autres enfants : j'attendrai qu'la punition soit levée. D'façon, chuis pus malade. »


15 - MALSAIN
92Quand l'utilisation des cabinets nous avait été confisquée, ça faisait plusieurs jours que j'étais un peu malade. Je n'en avais pas parlé à ma monitrice parce que ce n'était pas grand-chose : j'avais juste la colique, le midi, après manger, ce à quoi j'étais fréquemment sujette en temps normal. Je connaissais à cela un remède, qui consistait tout bonnement à aller aux cabinets ; ce que j'avais fait, chaque jour, sans rien demander à personne.
93Un jour, comme ça, j'étais arrivée dans ces fameux WC extérieurs, qui étaient vides, et je m'étais enfermée dans un des deux WC. Arrivée là, j'avais entendu du bruit aux lavabos, des murmures de garçons qui semblaient agités, comme s'ils avaient en tête une bêtise (jouer avec l'eau, par exemple ?)
Je ne m'étais pas sentie très tranquille, j'avais eu comme un mauvais pressentiment. Était-ce à moi qu'ils préparaient une méchante blague ? Avaient-ils prévu de m'asperger d'eau quand je ressortirais ?
Ça m'avait fait un peu peur mais finalement, non, rien, il ne s'était rien passé. Ouf ! tant mieux.
94Sauf que le lendemain, ça avait recommencé pareil : personne dans la cabane en bois lorsque j'y étais entrée mais dès que je m'étais enfermée dans un WC, j'avais entendu des garçons murmurer aux lavabos. A priori, je ne voyais aucune raison de m'en inquiéter mais ça me donnait une mauvaise intuition. Ça me faisait peur.
Là-dessus, j'avais entendu la voix d'un moniteur - Olivier, m'avait-il semblé - gronder les garçons parce qu'ils escaladaient les tuyaux de canalisation et que ça risquait de les casser… puis plus rien. Apparemment, le moniteur avait fait sortir les garçons et je m'en étais sentie plus tranquille bien que, en y réfléchissant, je ne voyais pas de raison de m'en faire. Mon intuition avait vu juste, les garçons avaient bel et bien fait une bêtise puisqu'ils s'étaient amusés à faire de l'escalade sur des installations de plomberie, ce n'est pas prévu à cet effet mais moi, qu'est-ce que ça pouvait me faire ? Ça ne me concernait pas. Pourquoi ce mauvais pressentiment ? Pourquoi donc avais-je éprouvé comme de la peur quand j'avais entendu ces garçons murmurer aux lavabos ? N'étais-je pas un peu bébête, à toujours croire qu'on me voulait du mal ?
95Le lendemain, les moniteurs avaient interdit l'accès aux cabinets. On connaît la suite.
Et là, le moniteur Olivier me demandait à moi si je voulais qu'il y ait des bêtises dans les cabinets ? Quelle question saugrenue ! À vrai dire, je m'en fichais complètement, tant que ce n'était pas tourné contre moi.
96« Moi, ça m'amuse pas de verrouiller l'accès aux WC, me raconta le moniteur Olivier. Si je fais ça, c'est parce que j'veux pas qu'y s'passe des trucs malsains en colonie, tu comprends ? »
Malsain ? Ce mot me fit le même effet que la mauvaise intuition que j'avais eue quand, enfermée dans un WC, j'avais entendu les garçons murmurer aux lavabos.
« P'têt que… p'têt que j'comprends pas parce que ça m'fait peur, bredouillai-je.
- Non, non, faut pas avoir peur. Nous, les monos, on est là pour faire en sorte qu'y ait pas de bêtises. Si tu m'dis qu'tu veux pas qu'y ait des bêtises dans les WC, moi, je f'rai le nécessaire et y aura pas d'bêtises. Tu peux m'faire confiance. Moi, tout ce dont j'ai besoin, c'est que tu m'dises si toi, tu veux qu'y ait des bêtises aux WC. »
97Rassurée par les mots du moniteur, la lumière se fit dans ma tête et je protestai :
« Mais non, j'veux pas qu'y ait d'bêtises. Moi, si j'vais aux cabinets, c'est parce que j'ai besoin d'y aller.
- T'es sûre ? »
Décidément, ce moniteur, il est comme ma mère : si on lui met pas les points sur les i, y comprend rien.
« Non, j'veux pas qu'y ait d'bêtises. C'est Éric, mon amoureux. Les autres, ys ont pas l'droit d'faire des bêtises.
- Bon, d'accord, répondit le moniteur. Dans ce cas, y a pas de problème. Moi, j'veux bien qu'y ait des histoires d'amour pendant les vacances. C'qu'y s'passe entre ton copain et toi, je ne m'en mêlerai pas. Moi, tout ce qui me préoccupe, c'est les WC… »
qui furent rouverts le jour même.


16 - UN PIÈGE DIABOLIQUE
98Une fois que le moniteur Olivier eut pris congé de moi, ma monitrice revint dans le dortoir, s'assit de nouveau sur la chaise à côté de moi et me demanda très innocemment :
« Pourquoi t'étais pas allée faire derrière les arbres, si tu pouvais pus t'retenir ?
- C'est pas interdit ?
- En principe, si mais tu crois qu'ys s'sont gênés, les autres ? Depuis qu'Olivier a fermé la porte des WC, l'après-midi, tous les enfants font leurs besoins derrière les arbres et nous, les monos, on fait comme si on voyait rien. On va tout de même pas les gronder alors qu'ys peuvent pas faire autrement.
99- Alors, c'est ça qui était prévu, qu'on désobéisse ? Et moi, si j'avais désobéi comme les autres enfants, qu'est-ce qu'y s's'rait passé ? Parce que là, d'jà, le moniteur Olivier prétendait que j'allais aux cabinets exprès pour que les garçons fassent des bêtises. J'vais aux cabinets parce que chuis malade, j'm'enferme bien, avec le verrou, dans les cabinets et on m'accuse, moi, de vouloir qu'y ait des bêtises !
- Mais non, il t'a pas accusé…
- Et si j'étais allée derrière les arbres, là où tout l'monde aurait pu m'voir, y s'rait pas v'nu dire que j'le faisais exprès pour qu'y ait des bêtises ?
- Ben… si, p't-être…
100- Alors, c'est ça qu'y voulait ? C'est ça qu'était prévu : m'empêcher d'aller aux cabinets pour m'obliger à désobéir, pour pouvoir me piéger et dire que j'désobéissais exprès pour qu'y ait des bêtises ?
- Oh, non ! crois pas ça d'Olivier. Il est gentil, tu sais, il adore les enfants mais c'est un gamin : y voit pas plus loin qu'le bout d'son nez. Il avait pas réfléchi aux conséquences. Il est le plus jeune d'entre nous, il a à peine vingt ans. Alors, quand il a voulu prendre cette mesure, d'interdire les WC jusqu'à nouvel ordre, on trouvait pas ça bien malin mais on l'a laissé faire pour qu'il se sente responsable.
- Alors, c'est le diable qui a voulu me piéger. C'est le diable qui a parlé à son oreille pour me tendre un piège.
- Tu penses ça, toi ? »
demanda ma monitrice, amusée.
101Moi, ça ne m'amusait pas parce que c'est lui, le moniteur Olivier, qui disait tout le temps de ne pas courir pour aller aux ateliers et qui, ensuite, venait se moquer de moi quand je pleurais parce que je ne pouvais pas faire l'atelier de paniers en osier à cause du fait que je lui avais scrupuleusement obéi. Il aurait voulu me pousser à la désobéissance, il ne s'y serait pas pris autrement.
Alors, oui, c'est vrai que la description que ma monitrice faisait de lui lui collait parfaitement à la peau : un gamin qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Je ne pouvais sciemment l'accuser d'autre chose mais il n'empêche que si je m'étais comportée comme tout le monde, si j'avais cédé un tout petit peu à la désobéissance en allant me cacher derrière un arbre plutôt que de faire caca dans ma culotte, les garçons qui escaladaient les tuyaux des cabinets auraient regardé ; ç'aurait été une bêtise très grave que j'aurais vécue comme un cauchemar et c'est à moi qu'on en aurait imputé la faute. On n'aurait jamais soupçonné le moniteur Olivier de m'avoir sortie des cabinets exprès pour m'obliger à faire caca dehors devant tout le monde. Ah, non ! Olivier, c'était un gamin de vingt ans qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, ça le mettait au-dessus de tout soupçon. Par contre, moi qui étais une fillette de huit ans qui souffrais de maux de ventre, peut-être dûs aux nombreuses contrariétés que j'endurais continuellement…


17 - LA BARBE !
102« C'est trop dur, les colonies de vacances, j'y arriverai jamais, dis-je en éclatant en sanglots.
- Faut pas dire ça, me répondit gentiment ma monitrice qui voulait me consoler. Les colonies, c'est fait pour s'amuser. Tu t'amuses pas, ici ?
- Ben non. Comment veux-tu que j'm'amuse ? On m'punit tout l'temps parce que chuis obéissante.
- Mais non, voyons ! faut pas t'sentir punie.
- Alors, quand est-ce qu'on m'rendra mon papier à lettres ?
- T'as pas ton papier à lettres ?
- Ben non, j'l'ai pas. Èe t'l'a pas dit, la monitrice qui s'occupe du courrier ? Pourtant, ça les avait drôlement fait rigoler, elle et le moniteur Olivier, de voir couler mes larmes parce que j'étais privée d'écrire à mes parents.
103- Qu'est-ce que c'est qu'cette histoire ? Où il est, ton papier à lettres ?
- Dans ma valise !
- Tu l'as laissé dans ta valise ? Pourquoi ?
- Parce que c'est pas des habits. »
La monitrice continua à me questionner mais moi, la gorge serrée, je n'arrivais plus à parler, je ne pouvais que pleurer ; jusqu'à ce que, révoltée de voir ma monitrice tomber des nues, j'explosai :
« On nous avait pas dit de sortir que nos habits et de laisser tout le reste dans la valise, par hasard ? J'avais mal compris ? J'm'étais pas bien débouché les oreilles ? »
Alors, ma monitrice se souvint :
« Oui, c'est vrai, j'avais dit ça. C'était notre premier jour, on était surmenés, on avait peur de ne pas y arriver… »
104À ce moment précis, le moniteur barbu qui, le premier jour, avait donné cette instruction navrante à laquelle il me coûtait tant d'avoir obéi, parut à l'entrée du dortoir, d'un air de venir voir ce qui se passe.
Avant qu'il n'eût eu le temps d'ouvrir la bouche, la monitrice lui dit :
« Ah, Michel ! faudrait aller lui chercher son papier à lettres, elle l'a laissé dans sa valise.
- Quoi ? interrogea-t-il, l'air bougon.
- Ben oui, èe savait pas. Faut lui rendre.
- Pourquoi elle l'a pas sorti d'sa valise quand on est arrivés ? C'est qu'elle avait pas envie d's'embêter à écrire et maintenant, elle regrette. Eh ben, tant pis pour elle. Qu'elle assume ses actes ! On lui rendra pas. »
105Ma monitrice, au lieu de dénoncer l'injustice, chercha plutôt à amadouer le barbu :
« Oh, allez ! sois sympa. Elle est triste, elle voudrait écrire à ses parents.
- Non mais tu rigoles ! Tu t'rends compte du temps que ce pauvre Jean-Pierre a passé à empiler les valises de tous les gamins d'la colonie dans l'grenier ? Et maintenant, tu voudrais que j'lui dise de tout enlever et tout recommencer pour un papier à lettres oublié au fond d'une valise ? Ça s'trouve, il y est même pas, son papier, dans sa valise. Si elle l'a pas, c'est qu'elle l'a oublié chez elle. Et maintenant, elle veut nous faire des histoires… Non, non, pas question ! Faut pas qu't'écoutes tout c'que les gamins racontent. Sinon, t'as pas fini. »
Sur ces mots, il se dépêcha de partir pour couper court à la discussion.


18 - LE MOMENT D'Y VOIR PLUS CLAIR
106Depuis que l'accident s'était produit, les après-midi, j'étais tout le temps restée sur l'aire de jeux. Je n'étais plus allée me promener autour du bâtiment parce qu'il n'était pas question de passer devant le portique alors que j'étais dans mes habits sales, devant les garçons qui m'auraient dit de dire que j'étais amoureuse d'Éric alors que j'étais moche et sale. J'avais attendu le jeudi.
Jeudi tantôt, dans mes vêtements tout propres… je renonçai à faire le tour du bâtiment et passer devant le portique. Même si je n'étais plus sale, j'étais toujours honteuse. Après ce qui s'était passé, Éric ne voulait sûrement plus jamais m'entendre dire que j'étais amoureuse de lui. Il avait sûrement tout raconté à ses copains qui m'attendaient pour me montrer du doigt et se moquer de moi. C'était fini, plus rien à espérer.
107« Allons ! courage. Plus qu'une semaine et tu retrouveras ton papa et ta maman »
m'avait dit ma monitrice pour me réconforter. Elle était gentille, ma monitrice.
N'empêche que je n'avais pas compris son calcul.
« Ça fait pas un mois qu'on est là ! avais-je objecté.
- Non, ça fait presque deux semaines…
- Oui, c'est c'que…
- … et ça dure trois semaines, la colonie.
- Ah ? »
108Alors, voilà. Attendre la fin, c'était tout ce qui me restait à faire. Je m'assis donc auprès de mon tube et… reçus la visite d'Éric.
« T'as changé tes vêtements ?
- Ben oui, tu vois bien.
- Alors, tu veux bien recommencer à venir avec moi ?
- Oui. »
Je me levai et suivis Éric dans les bois pour… lui montrer mon papafe ? Quelle histoire absurde, quand on y pense ! Pourquoi faire ?
109Arrivés au milieu de la clairière, Éric se mit devant moi, face à moi, et me demanda :
« Tu m'aimes toujours ? »
« Oui » ? « Non » ? « Je sais pas » ? « C'était pas pour de vrai » ? Que répondre ? J'avais envie de clarifier la situation mais ce n'était pas le moment. Il ne fallait pas que la dernière image de l'histoire fût l'image moche. Je sentais en Éric le besoin de retrouver ce qui était beau pour effacer très vite ce qui avait été moche. Alors, tant pis pour mes interrogations, il valait mieux les remettre à plus tard.
« Oui.
- Dis-le !
- Je t'aime, Éric.
- Alors, montre ! »
110J'étais sur le point de baisser ma culotte mais Éric tourna la tête à sa droite - à ma gauche, donc - et fit des grands signes, l'air mécontent.
« Quoi ? »
Sur ma gauche, au loin, il y avait une rangée d'arbres. Il y en avait une autre devant moi et une autre derrière moi. Je voyais des arbres tout autour de moi, ce qui me faisait penser que la clairière était au milieu du bois. Nous étions sortis de la partie du bois qui était derrière moi donc, selon moi, l'aire de jeux était de l'autre côté de cette portion de bois. Sur la gauche, ce qu'il y avait derrière les arbres, c'était l'inconnu, pour moi. Pourquoi donc Éric y regardait en faisant des grands signes ?
Y regardant à mon tour, il me sembla y distinguer des silhouettes. On aurait dit… qu'il y avait des grandes silhouettes qui s'occupaient de déloger des petites silhouettes cachées derrière les arbres.
« Qu'est-ce qu'y y a, là-bas ?
- Mais non, c'est rien, t'inquiète pas. »
me répondit Éric d'un air contrarié.
J'y regardais toujours mais n'y voyais plus aucune silhouette. Avais-je rêvé ? Les enfants de la colonie, en principe, ils étaient tous loin derrière. Étaient-ce d'autres gens, des promeneurs qui étaient passés au-delà des limites de la colonie ?
111« T'inquiète pas, insista Éric. L'herbe est haute, maintenant. Y a plus que moi qui peux te voir. »
Bref, rassurée, je montrai… à Éric et nous repartîmes par le sous-bois, du côté où nous étions venus. C'est à partir de cette période que, par pudeur, Éric voulut qu'on disse que je lui montrais… sans dire la suite.
112Le lendemain, quand Éric m'emmena une fois encore au milieu de la clairière, je regardai la rangée d'arbres qu'on voyait, au loin, sur la gauche. Elle recelait un mystère qui me tracassait.
« Qu'est-ce qu'y y a, là-bas ?
- Mais rien. C'est fini. T'inquiète pas.
- Qu'est-ce qu'est fini ? Et pourquoi, hier, t'as dit qu'y y avait pus que toi qui pouvais me voir parce que l'herbe est haute ? Et pourquoi, le jour où je pouvais pas te montrer, tu m'avais remmenée dans le sous-bois en disant que, là, on n'était que tous les deux ? »
113Finalement, pour couper court à mes questionnements, Éric me dit :
« Si tu m'aimes, tu dois m'faire confiance.
- Bon, d'accord.
- Dis-le !
- Je t'aime, Éric.
- Alors, Montre ! »
114Après que je lui eus montré, il m'invita à le suivre et m'emmena jusqu'à la rangée d'arbres qui était à gauche. Je me disais que ça nous éloignait de la colonie et que nous risquions de nous perdre mais, en définitive, il s'avéra que juste derrière une fine rangée d'arbres, il y avait… l'aire de jeux. En fait, l'aire de jeux et la clairière n'étaient pas séparés par le sous-bois comme je l'avais toujours cru. Le sous-bois et la clairière étaient côte à côte, le long de l'aire de jeux. Chaque jour, Éric m'avait fait tourner en rond dans le sous-bois pour me faire croire à un chemin compliqué que je ne pouvais pas retrouver seule alors que l'aire de jeux avait toujours été là, juste à côté de la clairière.
115« Mais alors, qui c'était, les silhouettes, hier, à qui tu faisais des grands signes ?
- Ben… y a eu des bêtises, au début.
- C'était tes copains ?
- C'était au début de la colonie. Je savais pas. Tu pardonnes ?
- Moi aussi, j'ai fait une bêtise, dans le car, à l'aller, concédai-je.
- Tu vois ! Mais maintenant, faut pus qu'y ait de bêtises.
- D'façon, les moniteurs, ys ont dit qu'ys veilleraient à c'qu'y y ait pas de bêtises.
- Alors, ça veut dire que tu m'montreras plus ?
- Si. Ça, c'est pas une bêtise puisque j'ai dit qu'j'étais amoureuse de toi. D'façon, les moniteurs, ys sont d'accord.
- Ys t'ont dit ça, les monos ?!
- Enfin… pas tout à fait. Heum… »
Comment dire ? Comment expliquer ce que j'avais compris de ce que les moniteurs m'avaient dit ?
« Les moniteurs, c'est pas des vrais adultes, ys ont vingt ans. Alors, ys veulent bien qu'y ait des histoires d'amour pendant les vacances. »
Éric hocha lentement la tête pour montrer qu'il avait compris le concept, un peu admiratif que je fusse parvenue à négocier cela avec les moniteurs.


19 - L'AIRE DE JEUX
116« Bon, ben… j'retourne au portique.
- Oui, vas-y ! »
Jusque-là, c'est quelque chose que j'avais toujours mal pris : à chaque fois, Éric m'emmenait dans la clairière pour voir…, ensuite, il me ramenait à l'aire de jeux et me laissait là toute seule tandis que lui retournait au portique auprès de ses copains. Moi, je m'étais toujours dit qu'en principe, un vrai amoureux aurait dû me prendre par la main, m'emmener au portique, me faire asseoir sur une balançoire et me pousser.
Seulement, à bien y regarder, si Éric m'avait invitée au portique, je me serais retrouvée la seule fille au milieu de garçons dont certains avaient peut-être plus ou moins des bêtises dans la tête. Alors, tout compte fait, je préférais ne pas y être. En plus, d'autres enfants de la colonie auraient pu dire et croire que j'avais une place privilégiée au portique en échange de montrer… à Éric, à commencer par les méchantes de mon dortoir. Même pour Éric et pour moi-même, d'ailleurs, ça n'aurait peut-être pas été très clair.
Comme quoi, l'idée du gentil amoureux qui m'aurait emmenée au portique, c'était encore un piège tendu par le diable. Au départ, ça m'avait paru être une bonne idée, tout comme le moniteur Olivier avait cru que c'était une bonne idée d'interdire les cabinets extérieurs. Comme quoi, moi non plus, je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez.
117Après tout, si je me retrouvais seule quand Éric me laissait à l'aire de jeux, c'était parce que je n'y avais pas de copines. L'aire de jeux, c'était comme une cour de récréation : tous les enfants jouaient avec leurs copains et leurs copines tandis que, moi, j'étais tout le temps toute seule dans mon coin. Ça avait toujours été comme ça depuis la maternelle et ça me le faisait encore en colonie. Alors, il fallait bien que je me rendisse à l'évidence : c'était en moi qu'il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond et, ce problème-là, c'était sur l'aire de jeux que je devais chercher à le régler, indépendamment d'Éric.
Bravement, j'avançai au cœur de l'aire de jeux, dans l'espoir de me mêler aux autres enfants, et regardai tout autour de moi. Le toboggan était toujours bondé alors que, moi, je ne supportais pas la bousculade. Des enfants couraient alors que, moi, je n'étais pas d'une nature sportive. Des enfants parlaient entre eux alors que, moi, on me chassait de partout. Des enfants riaient entre eux alors que, moi, on se moquait tout le temps de moi. Plus je regardais autour de moi, plus je me sentais anormale, honteuse, angoissée, apeurée. Ma tête se mit à tourner, on aurait dit que j'allais tomber par terre. Alors, vite, je retournai me réfugier auprès de mon tube, m'assis par terre et pleurai.
J'aurais pas dû essayer ! J'aurais pas dû venir en colonies ! J'aurais pas dû croire que j'arriverais à m'amuser comme les autres !
118Ma monitrice, qui était gentille, vint me consoler et me prêter une oreille attentive. Selon elle, ce qui m'arrivait n'était pas grave du tout puisqu'on était en colonie de vacances et qu'en colonies de vacances, on est tous là pour s'amuser alors rien n'est grave. Selon ma monitrice, j'avais juste besoin d'un petit coup de pouce. Elle avait un plan.
Les enfants qui, au début de la colonie, jouaient à marcher dans mon tube comme dans un tunnel étaient partis jouer avec un autre tube quand ma monitrice leur avait dit qu'il fallait me laisser m'asseoir à celui-là. Vous vous rappelez ? Je l'ai déjà raconté. Eh bien, il était arrivé un moment où ces enfants, lassés de ce jeu, s'étaient assis par terre et s'étaient mis à discuter entre eux. Depuis lors, c'est ce qu'ils faisaient chaque jour.
Ma monitrice alla les trouver, leur expliqua mes tracas et leur demanda s'ils voulaient bien m'aider. Ils acceptèrent. L'idée était simple : il suffisait qu'ils continuassent à discuter entre eux, exactement comme ils faisaient, assis par terre, mais près de moi. Ainsi, j'entendrais leurs conversations et m'y intégrerais spontanément lorsque je m'y sentirais prête.
119Chaque après-midi, sans se faire prier, ils vinrent se grouper à proximité de moi. C'étaient des garçons et des filles de sept ans.
Chaque après-midi, donc, j'entendais leurs conversations. Pour ce qui est de m'y intégrer, comme avait dit la monitrice, ce n'étaient pas les répliques qui me manquaient mais jamais je n'en exprimais aucune. Rien à faire, toutes restaient coincées dans ma gorge. Plus j'essayais de parler, plus j'étais terrassée par la timidité. Des fois, je me raccrochais à une phrase qui était dans ma tête. Elle était bien construite, tous les mots étaient dans l'ordre, je n'avais plus qu'à en prononcer les sons les uns après les autres. Je me concentrais, me concentrais encore… Je tendais l'oreille et m'apercevais que les enfants, à côté de moi, avaient complètement changé de sujet de conversation. Alors, je rangeais ma réplique et recommençais l'exercice avec une nouvelle, sans jamais réussir à parler.
120Puis, soudain, le problème s'inversa du tout au tout. Les enfants, à côté de moi, s'étaient mis à parler de leurs grands-parents. Là encore, une réplique me vint à l'esprit, que ma timidité s'empressa d'étouffer. Cependant, les mots montaient en moi avec une puissance si grande qu'il m'apparut que je n'allais pas réussir à me taire. Je fus prise d'une grande angoisse mais cela ne suffit pas à réfréner la soudaine force qui montait de mes entrailles, comme la lave d'un volcan, et jaillit hors de ma bouche :
« Eh ben moi, mon Pépère, il est mort quand j'avais cinq ans. »
121Les enfants se turent et me regardèrent dans un silence respectueux, en guise de condoléances, jusqu'à ce qu'une joyeuse voix de fillette retentît :
« Eh ben moi, j'ai huit grands-parents parce que mon père et ma mère sont divorcés et remariés tous les deux. Alors, ça me fait quatre papys et quatre mamies et ys sont tous très gentils avec moi.
- Eh ben moi, intervint un garçon, … »
Ainsi, les enfants avaient banalisé ma réplique, faisant de moi l'une des leurs, qui prend son tour de parole comme tout le monde. Je crus donc que ça y était, que le problème était résolu mais pas du tout. Après avoir dit cela, je retombai dans mon mutisme et ne parvint jamais à leur dire quoique ce soit d'autre.
Par contre, le lendemain, au cours d'un repas, je fus appelée à prendre la parole pour rendre mon verdict concernant une sombre histoire de mouche assassinée.


20 - ...
122Pendant ce temps-là, tous les jours, Éric venait me chercher, m'emmenait dans la clairière et regardait… Je trouvais un peu étrange la ferveur qui remplissait ses yeux à chaque fois que je baissais ma culotte devant lui, alors qu'il avait déjà vu la même chose la veille, l'avant-veille et tous les jours précédents. Il ne se lassait pas. Au contraire, on aurait dit qu'il découvrait chaque jour quelque chose de nouveau, de plus beau que tout ce qu'il avait vu auparavant. C'était tellement contraire à ce à quoi ma mère m'avait habituée !
À la maison, quand ma mère m'ordonnait de baisser ma culotte, c'était toujours pour me donner une fessée. À chaque fois, elle faisait les gros yeux pour m'obliger à obéir. Terrorisée, j'obéissais en sachant la torture qui m'attendait. Alors, me voyant baisser ma culotte, elle ouvrait de grands yeux bizarres, comme si je dévoilais devant elle quelque chose d'infâme que je portais en moi et, là, elle se mettait à me taper, taper et taper encore, jusqu'à ce que je perde conscience. À la longue, j'en étais arrivée à souhaiter être amputée du papafe pour ne plus être suppliciée de la sorte.
123C'est peut-être un peu pour ça que j'avais baissé ma culotte, dans le car, à l'aller, sans me faire prier. J'avais désespérément besoin d'amour pour me sauver de ma mère.
Chaque jour, le regard d'Éric me réparait un petit peu plus.
« Tu veux pas toucher… ? lui demandai-je.
- Ah, non ! répondit-il offusqué, comme s'il s'agissait de quelque chose de sacré.
- La façon dont tu dis ça ! On dirait qu'tu parles de quelque chose de sacré.
- Ça l'est. »
Moi, quand je lui avais demandé s'il voulait toucher…, c'était une question, pas une proposition, parce que j'avais besoin de savoir ce qu'il avait dans la tête. S'il avait voulu, je ne sais pas si j'aurais été d'accord. Tout ce que je sais, c'est que sa réponse me plut.
124Un truc auquel je n'avais pas vraiment fait gaffe, au début, mais dont je me rendis soudain compte, c'est que pendant qu'Éric regardait…, il n'y avait jamais de silence. Il parlait et m'incitait à parler en me posant des tas de questions, comme s'il avait peur du silence. Lorsque je m'en aperçus, ça me parut rigolo : Éric venait chaque jour regarder et écouter, comme s'il venait aux nouvelles, pour s'informer ; il me faisait penser à un pépé qui lit chaque jour son journal. Je lui en fis la réflexion en me marrant mais ma répartie le choqua. Quand il regardait, il ne voulait pas entendre de plaisanteries. Je n'avais le droit de lui dire que des paroles vraies, pures et délicates. Sinon, il n'aurait plus voulu regarder…
Quelles étaient ces paroles qui sortaient de ma bouche pendant qu'il regardait ? Je ne me souviens que de ceci :
« L'amour, c'est gentil ; c'est fait pour être gentil. Ça peut pas faire mal. S'il y a quelque chose qui fait mal, c'est pas l'amour, c'est autre chose. Si quelqu'un fait mal et dit que c'est par amour, il ment. C'est autre chose qui guide son cœur, qui le détourne vers le mal. L'amour guide toujours vers le bien. »
125Ce respect qu'Éric me témoignait quand il regardait…, est-ce que ça voulait dire qu'il était devenu un amoureux charmant et plein de bonnes intentions à mon égard ? Penses-tu ! Il était toujours semblable à lui-même.
Pour sortir de la clairière, quand il avait fini de regarder…, nous ne passions plus par le sous-bois, maintenant que je savais que l'aire de jeux était accolée à la clairière ; nous y retournions par le chemin le plus court, en ligne droite. Cependant, j'avais toujours besoin de suivre Éric pour ne pas me perdre. Lui croyait que je le faisais exprès pour jouer à celle qui est perdue et qui a besoin d'être guidée. Pas du tout. C'est simplement que je n'ai pas le sens de l'orientation. Alors, oui, je savais que l'aire de jeux était derrière la rangée d'arbres qui était sur ma gauche mais si, par inadvertance, j'avais pivoté sur moi-même, j'aurais cherché la sortie sur ma gauche et ne l'y aurais pas trouvée, forcément. Alors, je me serais sentie perdue, j'aurais cédé à la panique et aurais pu tourner en rond pendant des heures. Du coup, même si, pour Éric, le chemin vers la sortie était évident, moi, je continuais à le suivre de près.
Et là, pendant tout le chemin du retour, du milieu de la clairière jusqu'à l'aire de jeux, il était tout le temps méchant avec moi. Enfin… méchant, c'est peut-être un bien grand mot. Je ne me souviens pas, en substance, de ce qu'il me disait. Je lui revois juste un large sourire, tandis que ses paroles m'étaient désagréables, pleines de piquants de hérisson. Moi, j'étais tout le temps gentille pour l'inciter à devenir un gentil amoureux. Petit à petit, j'arrivais un peu à adoucir son caractère mais je retombais tout le temps sur un piquant de hérisson que je n'avais pas encore réussi à aplatir. Pfff !
126Par contre, quand Éric venait me chercher pour m'emmener au milieu de la clairière, il continuait encore à me mener, à travers le sous-bois, par un chemin mystérieux conduisant à une clairière magique. Le problème, c'est que les ronces et les broussailles poussaient tant qu'Éric s'y blessait et ne parvenait plus à nous trouver un chemin praticable. Il fallut donc y renoncer et entrer dans la clairière en franchissant, tout simplement, la rangée d'arbres qui la séparait de l'aire de jeux ; ce qui mit fin à mon problème d'orientation.
Enfin, bref…


21 - C'EST ALLÉ TROP LOIN
127La troisième semaine était déjà bien avancée et nous n'avions pas encore fait le troisième atelier. C'est que les moniteurs avaient attendu un jour de pluie mais il avait fait beau tout le temps.
Alors, malgré le soleil qui brillait, les moniteurs finirent par dire :
« On fait les ateliers aujourd'hui. »
J'en eus une vive appréhension. A priori, il n'y avait pas de raisons. On savait que j'avais réclamé à participer à l'atelier de fabrication de paniers en osier. En plus, cette fois, le moniteur Olivier avait compris mon désarroi. Il savait combien j'étais obéissante et que je ne méritais pas d'être punie.
J'avais quand même peur d'être punie. Un mauvais pressentiment me tracassait.
Les deux premières fois, on nous avait groupés dans l'allée ombragée qui longeait le bâtiment principal, puis on nous avait invités à nous rendre - sans courir - à l'atelier qu'on voulait faire.
128Cette fois-ci, le moniteur Olivier nous ordonna de nous grouper tout au fond de l'aire de jeux et d'attendre son signal pour aller à nos ateliers. Pourquoi nous avait-il menés si loin du bâtiment ? Pour quoi faire ?
« On a l'droit d'courir ? demandai-je, anxieuse.
- Ah, non ! »
répondit-il formellement, en me regardant avec des yeux bizarres qui faisaient peur.
Il donna le signal, je vis tous les enfants partir en courant et le moniteur Olivier n'en gronda aucun. Moi, j'obéis soigneusement. En plus, j'avais les jambes en coton, je tremblais de la tête aux pieds ; je n'arrivais presque plus à marcher.
« Alors, tu cours, tu cours mais plus tu avances, plus tes pieds s'enfoncent dans le sol et tu as du mal à les soulever. Alors, tu cours au ralenti et le monstre est juste derrière toi, prêt à t'attraper. »
Quand enfin j'arrivai dans la salle dans laquelle se déroulait l'atelier de fabrication de paniers en osier, on m'y refusa sous prétexte qu'il n'y avait plus de place. On avait omis de m'y réserver une place, malgré ce qui s'était passé les semaines précédentes.
Ma vue se troubla et je fondis en larmes. Le moniteur Olivier entra juste derrière moi et éclata de rire en m'accusant, d'une voix railleuse, de l'avoir fait exprès.
« Chuis punie parce que j'ai fait exprès d'obéir ?! »
129Le moniteur Olivier continua de se moquer de moi, tout en expliquant à la monitrice qui s'occupait de cet atelier qu'il ne fallait pas m'écouter parce que, soi-disant, je cherchais des histoires.
Et moi, à travers mes larmes, j'essayais désespérément d'expliquer ce qu'il en était réellement, à commencer par le fait que le moniteur Olivier nous avait emmenés au fond de l'aire de jeux…
Alors, il cessa de rire et me gronda parce que, soi-disant, j'insinuais qu'il l'avait fait exprès.
Bref, il me prit par le poignet et m'emmena de force à un escalier qu'il me fit monter. La plupart des ateliers étaient, pourtant, répartis dans des salles en rez-de-chaussée, dont toutes avaient une porte ouvrant sur l'extérieur.
En haut de l'escalier, nous arrivions sur un balcon qui donnait accès au premier étage du bâtiment par plusieurs portes. En particulier, derrière l'une de ces portes, il y avait l'atelier couture.
« Voilà ! tu vas faire de la couture »
annonça-t-il.
130De la couture ?! J'aurais encore préféré faire un atelier dictées ou tables de multiplication. Même à l'école, les punitions sont moins grosses… et réservées aux enfants désobéissants.
Les semaines précédentes, j'avais été gentille et je m'étais efforcée de faire les ateliers qu'on m'avait imposés, en échange de la garantie que je ferais ultérieurement mon panier en osier. Les moniteurs n'avaient pas tenu parole et n'avaient plus rien à me promettre pour obtenir de moi que je fusse magnanime.
Je restai sur le balcon et n'entrai pas dans la salle dans laquelle se déroulait l'atelier couture. Non ! je ne consentais pas à accomplir cette punition. Je voulais voir la directrice de la colonie. Je savais qu'elle existait : je l'avais déjà vue.
131Un jour, la directrice de la colonie m'avait fait appeler dans son bureau parce qu'elle avait mon père au téléphone, qui demandait de mes nouvelles. C'était une dame aux cheveux décolorés, coupés court, un peu guindée ; une directrice, en somme. Étant entrée, crispée, dans le bureau de la directrice que je voyais pour la première fois, j'avais pris l'écouteur qu'elle m'avait indiqué et l'avais collé contre mon oreille.
La voix de mon papa, au bout du fil, m'avait gonflé le cœur. Il m'avait demandé de mes nouvelles alors, moi, je lui avais dit que j'allais bien parce que je ne voulais pas lui faire de la peine. Mon pauvre papa ! Il ne savait pas pourquoi je ne lui écrivais pas, pourquoi je ne répondais à aucune de ses lettres mais il ne me posa pas la question. Il ne voulait probablement pas que je me sentisse obligée d'écrire. Moi, j'aurais voulu lui dire que mon papier à lettres m'était confisqué ; seulement, la dame était à côté de moi, assise à son bureau, me regardait et entendait tout ce que je disais. J'avais peur de la mettre en colère, si je racontais tout ce qui se passait dans la colonie. En plus, c'était quand j'avais mes vêtements sales.
Finalement, face à mon silence, mon papa m'avait dit qu'il m'embrassait très, très fort, il m'avait dit au revoir et il avait raccroché.
132Et là, la directrice de la colonie m'avait fait un grand sourire et m'avait dit :
« Ton papa est quelqu'un de très bien.
- Pourquoi vous dites ça ? Vous le connaissez ? »
Est-ce qu'en fin de compte, elle n'était pas au courant que j'étais privée de mon papier à lettres ? Est-ce que mon père, au téléphone, lui avait dit qu'il s'étonnait de ne pas recevoir de mes nouvelles ? Est-ce que la directrice cherchait à me dire : « tu devrais écrire à ton papa, ça lui ferait plaisir » ? Si seulement elle m'avait dit ça ! C'est ce que j'avais attendu et espéré, muette, des larmes montant dans mes yeux ; ce que voyant, elle s'était empressée de dire gentiment :
« Allez ! tu peux retourner jouer. »
Retourner jouer ? Je n'en venais pas mais je ne pouvais pas le dire à la directrice de la colonie, cela aurait été malpoli. En plus, j'étais dans mes vêtements sales et j'avais peur de sentir mauvais. Alors j'étais partie de son bureau, sans rien dire.
133Depuis ce jour, bien des fois je m'étais demandé si je n'aurais pas dû parler de mes tracas à la directrice de la colonie.
Là, j'étais sur le balcon, devant la salle dans laquelle il y avait l'atelier de couture, punition que je ne méritais pas et que je refusais. Je voulais voir la directrice de la colonie mais je me doutais bien que si je réclamais à être conduite auprès d'elle, le moniteur Olivier y ferait obstacle. Comment faire ?


22 - UN ESPRIT DE LA NATURE
134Une porte latérale s'ouvrit et un moniteur entra sur le balcon avec Éric et son meilleur copain. Ce moniteur-là avait l'air de se prendre pour d'Artagnan : un brun, maigre, avec les cheveux longs et une barbiche en pointe. Il tenait Éric par le poignet ; Éric qui se débattait et criait, le visage tout rouge. Le copain d'Éric suivait en silence, la mine toute triste.
Le moniteur en question annonça à Éric d'un ton nargueur :
« Tiens ! tu vas faire de la couture. C'est bien, ça, pour toi » ;
ce qui mit Éric encore plus en colère.
135Et puis, d'abord, comment le moniteur savait-il s'il y avait encore de la place disponible à l'atelier de couture ? Tiens, oui ! au fait, même question pour le moniteur Olivier, qui m'avait amenée ici aussi sûrement que si ma place y avait été réservée. Du reste, cette porte, par laquelle ils étaient entrés sur le balcon, ce n'était pas une grande porte ouverte sur un atelier. C'était une petite porte derrière laquelle il m'avait semblé voir un couloir menant à l'intérieur du bâtiment. Éric et son copain y avaient-ils été retenus pendant que les autres enfants s'étaient répartis dans les ateliers ? Ça m'en avait tout l'air. Avaient-ils été punis ? Au regard que m'adressa le copain d'Éric, la réponse était oui, sans aucun doute.
Pauvre Éric ! il devait détester la couture encore plus que moi. Il n'était pas du tout du genre à aimer les trucs de filles. En être réduit à faire de la couture ne pouvait que heurter sa fierté et c'est précisément de cela que le moniteur se servait pour le narguer et se moquer de lui.
Voyant cela, j'en oublai un peu mes propres malheurs.
136Quant au brave copain d'Éric, il faisait tout son possible pour apaiser la situation. Gentiment, il entra dans la salle et s'installa à la couture pour montrer à Éric que ce n'était pas si grave. Du coup, Éric, maugréant, mit de l'eau dans son vin, s'assit à côté de son copain et prit le bout de tissu ainsi que l'aiguille que la monitrice qui s'occupait de l'atelier lui tendait avec un air étonnamment sévère, sans parler ni sourire.
137Les deux moniteurs, pourtant, continuèrent à tarauder Éric. Côte à côte, sur le balcon, devant la porte latérale par laquelle d'Artagnan était arrivé avec Éric et son copain, ils dirent, genre :
« Oh ! regardez Éric qui fait de la couture. Comme c'est mignon !… »
La colère d'Éric remonta au quart de tour et son copain s'empressa de le rappeler au calme :
« C'est rien. Fais pas attention ! »
Et voilà que les deux moniteurs me firent intervenir dans leurs moqueries :
« Regarde ! y a ton amoureuse. T'es pas content de faire de la couture avec ton amoureuse ? »
Soit dit en passant, moi, je ne faisais pas de couture. J'étais toujours sur le balcon, moins disposée que jamais à participer à ce maudit atelier.
Ça n'empêchait pas les moniteurs d'insister lourdement :
« Oh ! regardez Éric, comme il est mignon. Il fait de la couture avec son amoureuse. »
Je connaissais ce syndrome :
« C'est l'âge bête »
disait toujours ma mère en levant les yeux au ciel, quand mon grand frère me cassait les pieds avec des blagues du même niveau.
138Oui, apparemment, ces deux grands idiots en étaient atteints mais, en attendant, ils montaient Éric contre moi, à se servir ainsi de moi pour se moquer de lui. À force d'être mise en avant dans leurs propos sarcastiques, Éric avait de plus en plus tendance à m'en vouloir.
« T'as pas intérêt à dire que t'es amoureuse de moi »
me dit-il méchamment.
Bien sûr que non, je n'avais aucune envie de le dire dans ces circonstances. Ne voyait-il pas que je ne riais pas, que je ne participais pas à ces moqueries… que je ne faisais même pas de couture ? Non, il ne voyait rien parce qu'il était en colère.
Il n'y avait que le copain d'Éric qui était gentil. Toujours d'humeur égale (du moins, il essayait), il faisait tout ce qu'il pouvait pour calmer le jeu. Éric l'écoutait et s'efforçait de retrouver son calme mais, à chaque fois, les deux moniteurs remettaient ça avec leurs plaisanteries douteuses, incitant Éric à toujours plus de colère contre moi.
Tout ce que j'avais réussi à construire lentement entre Éric et moi, ils cassaient tout.
139On aurait dit que les colonies de vacances, c'était fait pour les moniteurs. Il n'y avait qu'eux qui s'amusaient, qui s'amusaient à pousser Éric à me détester. Moi qui ne disais rien, qui ne faisais rien, je devais tout encaisser, tout supporter ; en plus d'être punie pour avoir été obéissante. Je me sentais vidée, épuisée intérieurement.
Même, de colère, à cause des moniteurs qui continuaient encore à l'asticoter, Éric se leva, brandit vers moi l'aiguille qu'il tenait dans la main et me dit :
« J'vais t'piquer !
- Ah non, hein ! Pas ça ! »
fit le moniteur Olivier en prenant un air autoritaire et responsable.
Éric retourna s'asseoir et les deux moniteurs recommencèrent de plus belle :
« Regardez Éric qui fait de la couture avec son amoureuse !… bla bla bla bla bla bla… »
Ça en devenait complètement aberrant.
140Éric ne montra plus aucune colère. Soigneusement, il piqua son aiguille dans son morceau de tissu de haut en bas et de bas en haut, posa le tout sur une table basse à côté de lui, se leva, sortit de la pièce, vint se poster devant moi et me poussa de ses deux mains en disant froidement :
« Va te faire piquer par la guêpe ! »
La guêpe ?! Quelle guêpe ?!
Depuis l'âge de quatre ans, j'avais la phobie des guêpes. Rien que d'entendre le mot guêpe, je fus prise de panique. À cause d'Éric qui m'avait poussée, je dus faire volte-face pour ne pas tomber en arrière et la vis, là, sur la balustrade vers laquelle m'entraînait inexorablement l'élan de la poussée. Malgré moi, je fonçais droit sur elle.
141Il fallut néanmoins que je me raccrochasse à cette balustrade pour ne pas tomber par-dessus bord. Je posai mes deux mains de chaque côté de la bête, une à droite, une à gauche ; mon visage, propulsé vers l'avant, s'arrêta à seulement quelques centimètres d'elle, tandis que je vis le vide, juste devant moi, de l'autre côté de cette balustrade qui m'arrivait à peine au-dessus du ventre…
… et la guêpe s'envola au loin.
Et là, il se passa en moi un truc bizarre. Je sentis comme une explosion dans mon cerveau en même temps qu'une force parcourir mes veines. On aurait dit que l'esprit de la guêpe était monté en moi. Je restai là, immobile, les deux mains sur la balustrade, ne ressentant plus ni peur ni chagrin. Je me sentais froide, implacable, prête à planter mon dard.
142Lentement, je me retournai - constatai du coin de l'œil que les deux moniteurs étaient à la même place que précédemment - et dis à Éric d'une voix rauque et menaçante :
« J'ai l'droit d'dire qu'chuis amoureuse de toi et t'as pas l'droit d'm'en empêcher. »
Éric se tut et me regarda d'un air inquiet. Le copain d'Éric se tut et me regarda d'un air inquiet. Tous les enfants qui étaient dans les parages se turent et me regardèrent d'un air inquiet ; tandis que le d'Artagnan de pacotille ouvrit la bouche en forme de O et dit :
« Là, ça devient malsain. Faut les séparer. »
143Malsain ? Encore ce mot ? Décidément, on tenait manifestement à m'affubler de cette étiquette ! Certes, j'étais sortie de mes gonds comme jamais mais je n'en restais pas moins consciente que le plus malsain, dans l'histoire, c'était ces deux moniteurs que j'avais retrouvés exactement à la même place que précédemment après que j'eus été projetée contre la balustrade. Moi, fillette de huit ans, j'aurais pu tomber du balcon ou me faire piquer par la guêpe et aucun des moniteurs présents n'avait fait le moindre geste pour éviter l'accident. L'âge bête n'excuse pas cela.
Bref, le moniteur Olivier me prit par le poignet et m'emmena à un autre atelier. Toujours ça de gagné !


23 - LES VACANCES À CHAMPLITTE
144Retour à l'aire de jeux. Plus envie de m'asseoir à l'extrémité de mon tube. Plus envie d'écouter les autres enfants parler. Plus rien à fiche, de cette colonie pourrie. Je retournai m'asseoir à l'écart, à l'ombre du tube debout…
… et reçus la visite d'Éric. Après tout ce qui s'était passé, il revenait encore… me présenter ses excuses.
« J'aurais pas dû t'pousser contre la guêpe. Tu méritais pas. »
Je n'irais pas jusqu'à dire que sa démarche ne me fit pas chaud au cœur mais moi, j'avais autre chose en tête :
« Le moniteur, il avait dit d'pas courir et moi, j'avais obéis… »
145En général, quand Éric venait me chercher sur l'aire de jeux, si je m'attardais là à parler, il me pressait à le suivre parce qu'il ne voulait pas que tout le monde le vît, lui, le vrai mec, en train de faire la causette avec une fille. Si je lui en faisais la remarque, il niait mais je voyais bien que c'était le cas. Quand il venait me chercher sur l'aire de jeux, si je ne me levais pas tout de suite pour le suivre, il s'impatientait, restait toujours à une certaine distance en regardant ailleurs et ne me laissait pas en placer une.
Ce jour-là, c'était différent à cause de l'histoire de la guêpe ; il supposait que j'étais à prendre avec des pincettes et il n'osait pas me brusquer. Et puis moi, de toute façon, il aurait pu dire ou faire ce qu'il voulait, je m'en fichais. Je restais assise par terre, à pleurer en regardant le gazon et à vider mon sac :
« Moi, j'voulais faire un panier en osier. Alors, la première semaine… »
et cætera et cætera.
146Je savais bien que sa fierté masculine avait déjà été mise à rude épreuve avec le coup de la couture. Après tout, il aurait pu partir et me laisser pleurer là toute seule, j'aurais compris.
Il resta pourtant, adossé au tube en béton, regardant à droite à gauche, faisant mine de ne pas m'écouter mais quand j'eus terminé de raconter mes malheurs, il tourna la tête vers moi et prononça la formule magique qui réussit à me faire éclater de rire :
« Les monos, c'est tous des cons. »
Me voyant rire enfin, il ajouta :
« Tu l'sais bien, j'te l'ai déjà dit. Allez, viens ! »
J'essuyai mes yeux, me levai et le suivis.
147Lorsque nous eûmes franchi la rangée d'arbres séparant l'aire de jeux de la clairière, Éric me demanda, tout en marchant :
« Alors, finalement, qu'est-ce que t'as fait, comme atelier ?
- Un machin qui s'apelle "pyrogravure".
- Pyrogravure ? C'est super, ça ! »
Soit dit en passant, le moniteur Olivier ne m'a jamais affectée à l'atelier de pyrogravure et c'est bien malgré lui que j'y ai atterri. Lui, il m'a juste emmenée à l'écart du bâtiment principal pour ne pas que la directrice entende que je réclamais à la voir mais bon… passons !
« Mais moi, j'voulais faire un panier en osier.
- T'as vu comme ys sont cons ! Pourquoi c'est pas moi qu'ys ont emmené à l'atelier de pyrogravure ? Ils le savaient, que moi, ça m'aurait plu. Ys sont vraiment trop cons, ces monos. Toi qui veux faire un panier en osier, ys t'font faire de la pyrogravure et moi qui veux faire de la pyrogravure, ys m'font faire de la couture. À quoi ça leur sert, de nous emmerder comme ça ? Ils gâchent tout. »
148Il s'arrêta un instant de parler pour mieux grouper ses paroles et, le poing en avant, l'index pointé vers le haut, il me tint ce discours doctoral :
« C'est nos parents qui ont payé la colonie. Tout le matériel des ateliers, tu crois qu'il a été acheté avec quel argent ? C'est l'argent de nos parents. Ils ont payé pour nous, pour qu'on s'amuse. Et les monos, ys fichent tout en l'air. »
Un enfant de huit ans ne pense pas à des choses comme ça, en principe. Ces propos remontés ressemblaient comme deux gouttes d'eau à ce que ma famille m'avait appris à regarder comme du boniment de communiste, ce qu'était probablement le père d'Éric. Pour se donner de la prestance, pour avoir l'air d'un grand monsieur, Éric imitait son père.
Éric le caïd se cache derrière son papa !
149« C'est vrai, c'que j'dis ! »
insista-t-il d'une petite voix mignonne, voyant le sourire narquois qui tendait mes lèvres.
Sûrement que c'était vrai. Moi, fillette de huit ans, je n'étais pas en position de contrer une thèse d'homme politiquement construite, surtout quand elle semblait aller dans le sens de nos intérêts enfantins. Néanmoins, je grandissais au sein d'une famille dans laquelle on se méfiait naturellement des alléchantes allégations des communistes. D'ailleurs, je voyais très bien ce que ma mère aurait répondu, si elle avait été là ; réplique que j'avais bien envie de lancer à la face d'Éric, pour le taquiner gentiment. D'autant que - je ne me leurrais pas - Éric et moi avions pour point commun de préférer que ce soit l'autre qui se coltine la couture. Après tout, faire intervenir ma mère comme il avait fait intervenir son père, c'était de bonne guerre.
Ainsi, prenant l'accent parigot, je rétorquai :
« Hé ! et l'portique, c'est tes parents qui l'ont payé ? »
150Surpris, Éric regarda dans l'air, près de moi, pour adresser à ma mère un petit sourire penaud et répondit :
« T'as raison. Moi aussi, j'ai été con. J'aurais pas dû faire ça. Ça t'a beaucoup manqué, d'pas aller au portique ?
- Oh ! moi, j'm'en fiche, j'ai l'même, dans mon jardin, à Cesson ; avec trois balançoires, un trapèze, deux anneaux, une corde à nœud et une corde lisse mais pas tout en même temps, y a qu'trois places. C'est exactement l'même qu'ici sauf qu'ici, il est rouge alors que le mien est peint en vert. En plus, il est pour moi toute seule, j'ai à l'partager avec personne. Mon grand frère et ma grande sœur, ys sont trop grands, ça les intéresse plus. Quand ys viennent au portique, tout c'qui les amuse, c'est d'me pousser sur la balançoire. Hé ! Hé !
151- Toi, p't-être mais les autres, qu'ont pas d'portique chez eux, peut-être même, pas de jardin ?
- Oh ! les p'tits, au début, ys étaient un peu tristes. J'voyais qu'ys r'gardaient vers le portique en f'sant la moue mais pus maintenant. Ys s'en fichent, ys y pensent pus. À part moi, tout l'monde a l'air de bien s'amuser, ici.
- Quand même, c'est pas bien, c'que j'ai fait. J'aurais pas dû. J'ai été con.
152- Ouais mais et les moniteurs, alors ? Pourquoi ys ont laissé faire ? Normalement, c'est à eux d'faire en sorte que tout l'monde puisse jouer au portique. Alors, pourquoi ys ont rien dit ? Ils le savent, eux, qu't'as pris l'portique exprès parce qu'ys avaient pris les places du fond, dans l'car, à l'aller.
- T'as vu ! Quand j'te dis qu'c'est tous des cons, c'est monos.
- Bah ! ys sont pas tous méchants. Moi, ma monitrice…
- J'te dis pas qu'ys sont méchants, j'dis qu'ys sont cons. Heureusement, encore, qu'ys sont pas méchants ! Mais pour être cons, ça, ys sont cons. »
153Comme nous arrivions au milieu de la clairière, Éric se mit en face de moi pour stopper ma marche, comme il faisait toujours, et il ajouta :
« Mais moi aussi, j'ai été con. J'aurais pas dû t'pousser contre la guêpe… mais toi, tu m'as fait peur, tu sais.
- Oui, chuis pas comme ça, d'habitude mais là, d'un seul coup, chuis sortie de mes gonds…
- Ah ! oui, j'ai vu…
- … c'était bizarre, on aurait dit qu'l'esprit d'la guêpe était monté dans mon cerveau…
- … mais toi, tu m'as fait peur, tu sais. »
154Éric avait répété exactement les mêmes mots sur le même ton, puis il se tut et détourna la tête, le nez en l'air, comme si sa réplique avait été préparée à l'avance pour aboutir à quelque chose de précis.
« Alors, demandai-je confusément, tu veux pus continuer avec moi ?
- Ben, ça dépend, répondit-il en me regardant de nouveau. Toi, tu veux bien toujours dire que tu m'aimes ?
- Oui.
- Dis-le !
- Je t'aime, Éric.
- Alors, j'veux bien continuer.
- Parce que l'amour, c'est fait pour être gentil ? Ça peut jamais servir à faire du mal ?
- Oui, c'est pour ça. »
et tout continua comme avant.


24 - PRIÈRE DU SOIR
155Puisque les moniteurs qui m'empêchaient d'écrire à mes parents m'empêchaient aussi de voir la directrice et que les filles de mon dortoir ne voulaient pas parler avec moi, le soir, dans mon lit, je cachai la tête sous mes couvertures pour pleurer et mis tout dans mon livre imaginaire ; priant l'adulte qui prendrait la suite de mon existence de ne pas m'abandonner.
Quant à Éric… C'est ça, une belle histoire d'amour ? Moi, j'étais venue en colonies de vacances le cœur sur la main, prête à l'offrir à un garçon gentil qui aurait voulu être mon amoureux. Arrivée là, les garçons avaient trahi ma confiance, ils m'avaient fait offrir mon cœur à un garçon méchant qui ne voulait pas être mon amoureux. Moi qui avais tant besoin d'amour et de réconfort ! Il avait jeté mon cœur à terre et l'avait piétiné tous les jours. Tous les jours, il m'avait demandé mon amour, tous les jours je lui avais donné et, à chaque fois, il m'avait déchiré le cœur en me demandant de baisser ma culotte et de lui montrer mon papafe. Il ne me donnait pas de fessées comme ma mère mais le simple fait de me demander de baisser ma culotte, je le vivais comme une agression. Je savais que le jour où il m'aurait aimée, il ne m'aurait plus fait l'injure de me demander cela mais ce jour n'était jamais arrivé. Tous les jours, j'avais accepté de lui donner mon amour et pour moi, il n'y avait rien eu en retour, rien du tout, que du malheur.
Fallait pas m'demander d'dire qu'chuis amoureuse d'Éric. Moi, j'ai qu'une parole.


25 - BUISSON
156Il ne me restait plus que trois jours à passer dans cette colonie dans laquelle il n'y avait rien pour moi. Alors, sur l'aire de jeux, je voulais juste rester à l'ombre du tube debout et attendre la fin, mais, bien évidemment, Éric vint encore me chercher pour m'emmener dans la clairière.
Il avait l'air de bonne humeur, il rigolait en disant à la légère :
« De quoi tu parles, rien pour toi ? Qu'est-ce que tu voudrais qu'y ait ? Viens ! on va en parler. Allez ! viens, si tu veux qu'y ait kek'chose pour toi. »
Soit, je le suivis mais une fois que nous eûmes franchi la rangée d'arbres, il parla de tout autre chose sur le chemin menant au milieu de la clairière. C'est, finalement, quand nous fîmes le chemin en sens inverse, après que je lui eus montré…, qu'Éric remit ça sur le tapis alors que, moi, je n'avais plus très envie d'en parler, par timidité.
157« Qu'est-ce que tu voudrais qu'y ait, pour toi ? De quoi tu parles ?
- Eh ben… ch'sais pas, moi, j'me dis qu'normalement, comme j't'ai montré… tout l'temps, y d'vrait y avoir kek'chose pour moi.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? insista-t-il, le sourire jusqu'aux oreilles.
- Eh ben… ch'sais pas, moi, par exemple, moi, je t'ai montré… et pas toi.
- Tu voudrais que je te montre… ?!
- Nan, c'est pas c'que j'ai dit.
- Tu voudrais que je te montre… ?!
- Mais non, ça m'intéresse pas, moi. C'était juste un exemple.
- Je te montrerai pas. Pas question !
- J'm'en fiche. C'est pas ça, que j'veux.
- Regarde même pas par là !
- Mais j'm'en fiche, j't'ai dit. C'est pas ça qu'est important, pour les filles. »
158Le lendemain, je n'en reparlais même pas mais c'est Éric qui relança la conversation là-dessus en revenant du milieu de la clairière :
« Moi, je t'montrerai pas.
- Mais j'm'en fiche. J't'ai dit qu'c'était pas ça qu'était important, pour moi.
- Ah ! non, j'te montrerai pas. Pas question.
- Mais puisque j'te dis qu'c'est pas ÇA que j'veux.
- Ah, non ? Alors, qu'est-ce que tu veux ? »
demanda-t-il en s'arrêtant de marcher et se tournant vers moi.
« Eh ben… p't-être aut'chose.
- Quoi ? Dis ! Qu'est-ce que tu veux ?
159- Eh ben… moi, j'me dis qu'en principe, puisque j'ai été ton amoureuse pendant toute la colonie, normalement, j'mériterais qu'tu m'embrasses sur la bouche.
- Tu veux que j't'embrasse sur la bouche ? »
demanda Éric d'un ton grave.
« Eh ben… j'mérite.
- Tu veux que j't'embrasse sur la bouche ?
- Eh ben… oui. »
160Éric me regarda un moment, gravement, en silence ; puis me répondit méchamment :
« Eh ben, j't'embrasserai pas sur la bouche parce que je t'aime pas. J'ai regardé… tous les jours de la colonie et chuis pas amoureux de toi. T'as perdu ! »
161Nous reprîmes notre marche en silence mais fais gaffe quand même ! Je me taisais mais je sentis la colère de la guêpe remonter dans mes veines. Pas question, cette fois, bien entendu, de sortir de mes gonds et de faire peur à Éric. Franchissant la rangée d'arbres nous ramenant à l'aire de jeux, je détournai la tête, cherchant sur quoi jeter ma colère. L'aire de jeux ?… Non ! Je tournai la tête encore plus, vis la lisière du bois, avec ses arbres, ses buissons… un buisson, sur lequel s'arrêta mon regard.
J'imaginai alors Éric emmêlé dans les branches du buisson, bras et jambes écartelés, maintenus par les branches du buisson et moi, je l'aurais embrassé de force sur la bouche et il n'aurait pas pu m'en empêcher. Ç'aurait été mérité. De toute la force de ma colère, je jetai un sort sur le buisson pour que ça se réalisât de cette façon mais bon…
162Chuis pas une sorcière pis d'façon, la magie, ça n'existe pas. Dommage !
Ma colère passée, je tournai la tête de l'autre côté, sur ma droite. Éric était toujours là. Il regardait tour à tour moi et le buisson, l'air un peu inquiet, comme s'il soupçonnait que quelque chose ce fût manigancé à son insu ; puis il s'en retourna au portique sans ajouter mot. Il avait l'air tout drôle, on aurait dit qu'une guêpe lui avait frôlé le museau.
Quant à moi, où retournai-je, exactement ? Aucune idée. Moi, j'étais dans mes pensées. Il ne me restait plus à passer qu'un soir à la colonie, puis une journée entière, encore un autre soir à la colonie et le lendemain matin, on bouclait les valises, on montait dans le car et c'était fini. Que pouvais-je encore espérer en si peu de temps ? Qu'allait-il se passer ?


26 - CE QUI EST DIT EST DIT
163Il se passa exactement ce que je viens d'énumérer, à commencer par un soir à la colonie.
Dans le dortoir, toutes les filles étaient assises dans leurs lits, soit à se parler à voix basse entre copines, soit à lire, à écrire ou à jouer à des jeux qu'elles avaient apporté et rangé dans leurs tables de nuit. Il avait été spécifié, avant le séjour, que nous n'avions pas le droit d'apporter jeux et jouets, mais bon…
Moi, j'étais assise dans mon lit à ne rien faire parce que, moi, dans le dortoir, ma seule activité potentielle, c'était pleurer. Alors, quand je ne pleurais pas, je ne faisais rien.
164Brusquement, la porte du couloir, en face de moi, s'ouvrit à la volée et trois têtes de garçons tout agités passèrent le seuil. Quelques filles - les meneuses - poussèrent des petits cris effarouchés en remontant bien vite leurs couvertures sur leurs pyjamas en coton ; les autres filles du dortoir les imitèrent.
Les trois garçons manifestèrent par des regards indifférents leur dédain pour ce cinéma hostile et grotesque et demandèrent avec empressement :
« Où elle est, Angélique ? »
Les filles se dépêchèrent de me montrer du doigt pour détourner sur moi ces insoutenables regards masculins.
Moi, je ne remontai pas mes couvertures parce que j'étais dans un pyjama en coton de petite fille qui avait reçu l'agrément de mes parents parce que parfaitement convenable. J'étais aussi naturelle et détendue que lorsque les membres de ma famille me voyaient dans cette tenue.
165Cet accueil en toute simplicité sembla mettre les garçons à l'aise et, s'abstenant toutefois d'entrer dans ce dortoir dans lequel ils n'étaient manifestement pas les bienvenus, ils me demandèrent, pétulants :
« Tu veux embrasser Éric sur la bouche ? »
166Pourquoi me le demandaient-ils ? Pour se moquer de moi ? C'est bien ce à quoi j'étais habituée, avec les filles, aussi bien de mon dortoir que de mon école. Si je répondais oui, j'allais susciter l'indignation générale et tout le monde allait jeter la honte sur moi. Il n'y a que Monique qui n'était pas comme ça, il faut bien lui reconnaître cela.
Seulement, moi, ma mère, elle disait toujours que j'étais têtue parce que je suis Taureau. En l'occurrence, à partir du moment où j'avais dit une fois que je voulais embrasser Éric sur la bouche, on ne pouvait plus me faire dire le contraire. Pour moi, vouloir embrasser Éric sur la bouche, c'était ma fierté, même si les autres ne pouvaient pas comprendre, parce que ça voulait dire que j'étais amoureuse de lui pour de vrai.
Parce que Éric et moi, on a vu que si je lui avais montré… sans être amoureuse de lui pour de vrai, ça serait grave, parce qu'on est des enfants.
« Oui »
répondis-je.
167Les trois garçons affichèrent de larges sourires, visiblement ravis et enthousiastes, comme si je leur avais fait une réponse d'héroïne, et s'exclamèrent :
« Alors, viens ! c'est le moment. On l'tient. »
Intriguée, je m'assis sur le bord de mon lit pour glisser mes pieds dans mes chaussons.
« Vite ! Dépêche-toi ! On va pas pouvoir le tenir longtemps. »
Je mis mes chaussons le plus vite que je pus, trottinai le plus vite que je pus derrière les garçons qui couraient pour rejoindre leur dortoir ; inquiète en passant devant la porte qui menait aux chambres des moniteurs mais elle ne s'ouvrit pas.
Des éclats de voix retentissants m'annoncèrent un dortoir bien moins posé que celui des filles et je commençai à prendre conscience de ce pourquoi les garçons étaient venus me chercher.
168Quelle frénésie dans cette salle ! Certes, elle était beaucoup plus petite que la nôtre et cette exiguïté n'était pas pour inciter à la sérénité mais ses habitants n'y paraissaient pas disposés, de toute façon. Aucun garçon - absolument aucun - n'était sagement dans son lit. Ils étaient, dans le plus grand désordre, assis sur les chaises, les tables de nuit, à plusieurs sur un lit et… Ah ! si, il y en avait un qui était allongé sur… un… lit… en plein milieu de la pièce… Éric ! Les bras et jambes écartelés, maintenus par d'autres garçons.
Il se débattait tant qu'il pouvait, le visage écarlate, et vociférait :
« J'vais tous vous casser la gueule. Lâchez-moi ! »
Mon Dieu ! Même l'atmosphère de la pièce qui, théoriquement, aurait dû être transparente, je la voyais rougeoyante. Le sort que j'avais jeté au buisson, quelques heures plus tôt !
C'était pour rire. J'voulais pas qu'ça s'passe en vrai !
Moi qui, tout à l'heure, me fichais des filles et de leurs manières effarouchées, je dus bien reconnaître en moi-même que je l'étais, effarouchée, dans toute ma féminité. J'étais à deux doigts de prendre la fuite et retourner me réfugier au fond de mon lit.
169Un des garçons qui m'accompagnaient s'en aperçut et me dit :
« Viens ! »
d'une voix amicale et rassurante.
À l'intérieur, des garçons m'ayant vue arriver s'en réjouirent et m'invitèrent, gentiment eux aussi, à entrer, faisant preuve dans leur attitude envers moi d'une délicatesse qui contrastait avec l'excitation ambiante. Cette galanterie me fit sentir combien c'était un honneur pour moi d'être celle qui était admise dans le dortoir des garçons.
Il y en avait bien un, au milieu, qui, m'ayant vue aussi, me cria :
« T'as pas intérêt à faire ça ! Sinon, j'te préviens, j'te casserai la gueule ! »
ce qui, en principe, aurait dû être suffisant pour me renvoyer dans mon lit le cœur brisé mais les autres garçons me soutinrent à voix basse en me souriant :
« Viens ! Viens ! N'aie pas peur ! »
170Après tout, si les garçons ne m'avaient pas dit, au début du voyage, de dire que j'étais amoureuse d'Éric, je ne me serais probablement pas trouvé plus d'amoureux que de copine de toute la colonie. Et voilà qu'au final, ces mêmes garçons étaient encore là pour moi, pour réaliser mon vœu d'amour. Même si la scène que je voyais devant mes yeux me paraissait être de la folie pure, c'était moi qui l'avais voulue, au fond de mon cœur ; c'était pour moi que les garçons faisaient ça. Je ne pouvais pas me détourner et leur laisser cette situation sur les bras. Il y avait besoin de tempérance féminine pour jeter de l'eau fraîche sur cette atmosphère enflammée. Les copains étaient allés jusqu'au bout pour moi. Je devais aller jusqu'au bout pour eux.
« On a tous les yeux tournés vers toi. On voudrait connaître la fin d'l'histoire. Y a qu'toi qui peux nous la raconter. »
m'avait dit un jour le meilleur copain d'Éric.
En scène !
On verra bien c'qui va s'passer.


27 - L'HISTOIRE DU BAISER D'AMOUR
171Je me laissai guider jusqu'au chevet du… malade. Oh là là ! oui, il avait l'air bien souffrant, à se tortiller furieusement en criant comme un cochon qu'on égorge :
« Fais pas ça ! T'as pas intérêt ! J'vais t'casser la gueule, j'te préviens ! »
tandis que tous ses copains jubilaient :
« Embrasse-le sur la bouche ! T'inquiète pas ! On l'tient. »
Je ne pouvais pas, moi, embrasser Éric sur la bouche. Pour être tenu bras et jambes, il l'était. Si un garçon disait « j'vais lâcher », un autre prenait le relais mais, de colère, Éric secouait la tête dans tous les sens. Si j'avais baissé la mienne vers lui, nous nous serions cognés. J'attendis donc un moment plus favorable et restai là sans bouger.
172Mon flegme, auquel Éric était habitué, apaisa tout de même ses humeurs. Le rouge de son visage s'estompa, il se détendit, arrêta de secouer la tête, me regarda et rigola.
Pressée par les autres garçons qui, de tous les coins du dortoir, répétaient depuis le début :
« Embrasse-le sur la bouche ! Embrasse-le sur la bouche ! »
et par moi-même qui me soufflais :
« Allez ! courage. Te dégonfle pas ! »
je me baissai vers le visage d'Éric mais il recommenca à secouer la tête dans tous les sens, exprès pour m'en empêcher.
Il se marrait, le bougre, considérant que même privé de ses bras et de ses jambes, il était plus fort que moi. Seulement, la plus maline, c'était moi, parce que je savais qu'à force de remuer la tête, il allait finir par s'étourdir et serait bien obligé de s'arrêter un moment ou un autre. Il me suffisait d'attendre implacablement.
173Effectivement, les premiers signes de vertige apparurent sur son visage. Il continua néanmoins, de toutes ses forces, à donner encore des coups de tête, au moins quand je faisais mine d'approcher mon visage du sien. Il ne voulait pas s'avouer vaincu. Quant à moi, chaque fois qu'il arrêtait de bouger la tête, je me penchais vers lui, poussée par le tumulte persistant :
« Embrasse-le sur la bouche ! Embrasse-le sur la bouche ! »
Entre la colère, le tournis, les membres entravés et les cris qui nous résonnaient dans la tête, Éric sombra bientôt dans une forme d'ivresse et, sentant qu'il perdait le contrôle, il fut prit de panique et s'écria :
« Non ! Pas ça ! Fais pas ça ! chuis trop p'tit. J'peux pas. »
174Trop petit ? Ça ne veut rien dire, en soi. Même des enfants de deux ans peuvent se faire des bisous sur la bouche, si ça leur passe par la tête. Après, tout dépend de la valeur qu'on accorde au baiser.
Si les adultes avaient été là et que leurs traditions étaient allées en ce sens (comme c'est le cas chez les Russes, paraît-il), ils auraient très bien pu dire au petit garçon :
« Allez, fais pas ton vilain ! Embrasse la petite fille sur la bouche ! Par politesse, ça se fait. »
Alors, le petit garçon aurait donné du bout des lèvres un baiser dénué de valeur sentimentale.
Ce n'était évidemment pas ce qui m'intéressait. Rien à fiche, de la politesse. C'est un baiser d'amour, que je voulais. En cela, le refus d'Éric de m'embrasser valait beaucoup mieux qu'un baiser donné dans l'indifférence.
175Par contre, confronté à la situation présente, entre l'excitation, le vertige, la dépossession de sa liberté de mouvement et les clameurs du dortoir en folie, la charge émotionnelle était telle qu'Éric accordait maintenant à ce baiser une importance démesurée, qui le dépassait et le terrifiait.
Il en était à m'implorer, des larmes dans les yeux :
« Fais pas ça ! chuis trop petit. J'peux pas. »
Ben non, bien sûr que non, je n'allais pas embrasser Éric dans ces conditions. Ç'aurait été complètement idiot ; imbécile, même. D'ailleurs, tous les garçons se turent mais ne le lâchèrent pas, pas encore.
176C'est alors que, brisant le silence, un vilain garnement tenta de remettre de l'huile sur le feu en proférant :
« Il nous a tout raconté. Venge-toi ! »
Faux ! Éric avait gardé mon secret. Pour ça, je savais que je pouvais lui faire entièrement confiance.
Qui c'est, le garçon qui avait dit ça ? Je ne suis pas sûre mais il se pourrait bien que ce soit le gros lard qui m'avait embêtée deux fois, au début du séjour, en me barrant le passage et en riant bizarrement ; dont Éric m'avait dit : « je vais m'occuper de lui et il ne t'embêtera plus ».
Je ne sais pas si c'est lui ou un autre qui a parlé mais, ce qui est sûr, c'est que cette intervention n'eut pas l'effet escompté parce que non seulement je ne le crus pas du tout mais, en plus, ça redonna de l'assurance à Éric, qui savait aussi bien que moi que quelque chose de vrai s'était édifié entre lui et moi.
177Et là, Éric cessa de remuer la tête, ne chercha plus à m'esquiver. Précisément, il m'offrit son visage mais me défia du regard en disant :
« Si tu m'embrasses sur la bouche, j'pourrai jamais t'aimer. »
Comment ça, y pourra jamais m'aimer si j'l'embrasse sur la bouche ? Un baiser d'amour, en principe, c'est fait pour rendre amoureux !
Naturellement, il n'aurait pas fallu qu'Éric reçût ce baiser au moment où il était en proie à la panique parce que ça l'aurait blessé, c'est pourquoi j'avais attendu qu'il revînt à de meilleures dispositions d'esprit. Là, ça y était, puisqu'il avait arrêté de se débattre et m'avait défiée, ça voulait bien dire que son affolement était retombé et qu'il était à nouveau maître de ses pensées. Alors, il aurait pu dédramatiser ce baiser sur la bouche que je voulais lui donner, il aurait dû dédramatiser.
C'est sciemment qu'il avait choisi de laisser à ce baiser une valeur gravissime, exprès pour m'empêcher de le lui faire.
178« L'amour, c'est gentil ; c'est fait pour être gentil. Si quelqu'un fait du mal, c'est pas l'amour, c'est autre chose qui anime son cœur. »
C'est une vérité que j'avais énoncée, un jour, pendant qu'Éric regardait… Et là, Éric faisait exprès de laisser au baiser sur la bouche une valeur telle que si je le lui donnais, je quittais le chemin de l'amour.
179Alors, voilà, pour être son amoureuse jusqu'au bout, il fallait que je renonçasse à ce baiser, symbole de l'amour. Alors, voilà, il n'y avait rien pour moi, je n'avais plus qu'à m'en aller et c'est sans doute ce que j'aurais fait s'il n'y avait eu que moi mais, là, tous les garçons me regardaient. Je ne pouvais pas quitter les planches devant un public qui attendait de moi une fin parce que, le théâtre, j'ai ça dans le sang.
Le problème, c'est qu'on ne m'avait pas fourni le script et j'étais là, seule fille, debout au milieu du dortoir des garçons, au milieu de tous les garçons qui avaient les yeux rivés sur moi pour découvrir de moi le plus joli mot FIN d'une histoire d'amour. Éric gardait le visage tourné vers moi, curieux de voir comment j'allais bien pouvoir me dépêtrer de la situation ; confiant parce qu'il savait que pour rien au monde je n'aurais voulu tout gâcher.
Mais moi, je ne connaissais pas mon rôle. J'avais huit ans, moi, et je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il fallait faire.
180L'ange de l'amour ! qui m'était apparu en rêve, avant les vacances, et qui m'avait promis qu'il serait là pour m'aider…
« Aide-moi maintenant ! Donne-moi le script ! »
le priai-je intérieurement.
On peut imaginer que mon allusion au théâtre l'eût amusé et qu'il m'indiquât de bien me conformer à ce qu'il allait mettre dans mon cœur.
181Et là, d'un ton très solennel, regardant Éric, je déclamai :
« Il faut que je me venge ! »
Un cri s'éleva dans le public :
« Non ! C'est pas vrai ! Il leur a pas dit. »
C'était la voix du meilleur copain d'Éric, apparemment impressionné par ce coup de théâtre dont mon ange de l'amour, ce lutin farceur non visible mais bien présent, était l'auteur.
Quant à Éric, il ne broncha pas, ne se détourna pas.
182De toute mes forces, je me concentrai sur mon cœur pour y trouver la guidance de l'Amour.
Un baiser était sur mes lèvres. C'était le message de l'amour, que je devais transmettre.
Je me baissai vers la bouche d'Éric, me baissai encore.
Ce baiser ne devait pas tomber sur sa bouche parce que ça aurait blessé son cœur d'enfant mais il était sur mes lèvres et je devais le déposer parce qu'il était le symbole de l'amour. Ces deux notions contradictoires se bousculaient dans mon cœur tandis que je me baissais toujours vers la bouche d'Éric et, au dernier moment, mon cœur dévia la trajectoire et je déposai tendrement mon baiser sur son front.
183Me relevant légèrement, je regardai Éric dans les yeux pour voir sa réaction et il ne put réprimer un regard qui, clairement, disait : « je t'aime ». Libérée enfin de toute cette pression, je ne pus réprimer en retour un regard qui, clairement, disait : « j'ai gagné ».


28 - SILENCE
184« Sur la bouche ! Embrasse-le sur la bouche ! »
Certains garçons allaient peut-être avoir besoin d'un peu de temps pour comprendre mais moi, ça y était, j'avais transmis mon message d'amour, je n'avais plus rien à faire là. Sans dire un mot de plus, sans regarder personne, je marchai dignement vers la porte, jusqu'à ce que j'entendisse derrière moi :
« J'te casserai la gueule pour c'que tu viens d'faire. »
Je repris mon petit trot pour m'éclipser au plus vite, avant que les copains d'Éric ne l'eussent lâché ; je dus, toutefois, ralentir mon allure pour passer sur la pointe des pieds devant la porte qui menait aux chambres des moniteurs, qui ne s'ouvrit pas ; je rejoignis enfin mon lit dans le dortoir bleuté et glacial des petites filles méchantes et m'y endormis.
185Plus qu'une journée à la colonie. Avec un peu de chance, j'allais peut-être réussir à éviter Éric et en rester sur cette fin. Une journée, c'est vite passé. Il me suffisait de me faire toute petite, invisible.
Cette journée ne commença pas très bien parce qu'alors que je marchais, pourtant discrètement, vers la salle du petit-déjeuner, un garçon vint m'embêter en se mettant en travers de mon chemin pour m'empêcher de passer.
Tiens ! Éric.
« J'devrais t'casser la gueule pour c'que t'as fait.
- J't'ai pas embrassé sur la bouche.
- Même. Y a qu'ma mère qu'a l'droit d'm'embrasser sur le front. »
Le reste de la matinée se déroula sans autre heurt.
186L'après-midi, le prince Éric vint me chercher sur l'aire de jeux et nous nous promenâmes une dernière fois dans notre clairière enchantée dans laquelle, pendant trois semaines, nous avions fait (= fabriqué) l'Amour.
187Avant de nous quitter, j'évoquai l'idée incertaine de faire mentionner brièvement notre histoire dans d'éventuelles mémoires d'enfances que, peut-être, allais-je écrire, un jour, quand je serais grande.
« Tu veux écrire dans un livre c'qui s'est passé ici ?!
- Ben… p't-être mais c'est pas forcé. C'est ton histoire autant qu'la mienne. Si tu veux pas qu'èe soit dans mon livre, elle y s'ra pas. C'est pas grave. »
Le regard d'Éric se fit encore plus ardent que quand je baissais ma culotte devant lui.
« Écrit tout ! Je veux te dire.
- Tout ? Toute la colonie ?
- Tu l'feras ? Tu veux bien ?
- Ben… oui, si j'arrive à m'rappeler d'tout. Ça risque de faire un gros chapitre mais si ça t'intéresse, moi, j'veux bien.
- Ça m'intéresse. »
Et hop ! j'ai encore gagné un lecteur. Ça m'en fait plein, maintenant : un dans l'monde imaginaire, un dans l'monde des rêves et un dans l'monde réel. C'est bon signe !
188C'est mon père tout seul, sans ma mère, qui était venu m'attendre, au retour de la colonie. Quelle joie de le revoir enfin ! Je n'avais qu'une hâte : rentrer à la maison, retrouver ma famille et reprendre le cours de ma vie normale. Pourtant, mon père restait là, devant le car, comme s'il avait la tête ailleurs.
Pressée, je le tirai par le bras :
« On y va ?
- Attends ! On va pas partir sans ta valise. Il faut attendre qu'elle soit sortie de la soute. »
189Mon père regarda donc la porte de cette soute puis, comme elle tardait à s'ouvrir, il promena son regard à droite à gauche, avant de l'arrêter soudainement vers un point précis. Curieuse, je le suivis pour voir ce qui avait retenu ainsi son attention et vis un garçon qui venait de paraître à la porte de l'autocar. C'était un garçon aux cheveux blonds et bouclés, ce garçon agité qui, à l'aller, était monté dans le car en disant à ceux qui le suivaient :
« Ouais ! les places du fond sont encore libres. V'nez ! on prend les places du fond… »
190Le garçon en question, au lieu de descendre sagement les marches de l'autocar, les sauta à pieds joints et courut vers deux dames qui se faisaient la causette. L'une d'elles, une blonde aux cheveux longs, se pencha vers l'enfant et déposa un baiser sur son front. Aussitôt, il se tourna vers moi avec un sourire resplendissant tel que je ne lui en avais pas vu de tout le séjour et moi, tenant la main de mon papa et regardant ce garçon mystérieux, je sentis mon visage s'illuminer d'un sourire resplendissant tel que je n'en n'avais pas fait de tout le séjour.
191Mon papa, très fort, souleva d'une seule main, sans effort, la lourde valide que j'avais eu tant de mal à traîner ; et moi, tenant son autre main, je partis de cette colonie en regardant droit devant moi.
« On est dans quelle ville, ici ?
- À Paris. C'est du même endroit qu'ton car est parti, à l'aller. Tu r'connais pas ?
- Si p't-être mais… c'est si calme ! Même les voitures qui passent font presque pas d'bruit. »


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