chapitre 12 C'est mes potes




1 - PAS FACILE D'ÊTRE DIEU
1« Tu dis qu'si j'veux voir Dieu, y faut que j'le cherche dans mes rêves. Mais comment ça s'pourrait que j'rêve que j'vois Dieu puisqu'il est invisible ?
- Comment ça, invisible ?
- Ben, c'est c'qu'on nous a dit aux cours de caté.
- Mais non. On n'a jamais dit que Dieu était invisible. L'Église nous enseigne qu'on ne peux pas le voir.
- Ben donc, il est invisible.
- Pas forcément, ça peut être compris autrement : bla bla bla bla bla bla bla…
2- Ben, en tout cas, ça change rien à ma question : comment j'peux voir Dieu dans mes rêves si on peut pas l'voir ?
- Peut-être que tu peux rêver que tu rencontres Dieu sans, pour autant, le voir.
- Hein ?!
- La nuit, quand tu dors, tu es seule dans le ciel de tes rêves. Tout ce que tu vois, tout ce que tu vis en rêve, c'est toi-même qui l'inventes. Tu es le seul et unique créateur de ton monde onirique, dans toute son immensité. Donc, dans tes rêves, Dieu, c'est toi. Tu es là et tu ne te vois pas. »
3De ma naissance jusqu'à l'âge de dix ans, j'ai vécu à Courbevoie. J'avais ma chambre dans l'appartement familial et c'est là, dans mon petit lit d'enfant, qu'un soir, en m'endormant, je me concentrai sur l'idée que j'étais Dieu - sans prétention - le seul et unique créateur de mon monde onirique (si tant est que Dieu me le permît).
Comme chaque soir, ma mère avait fermé les volets et tiré les doubles-rideaux. Ma chambre était baignée dans le noir. Mes paupières étaient closes. Je ne voyais que du noir et je sombrais dans le sommeil en contemplant ce noir qui m'entourait de partout, seule vision qui s'offrait à moi dans le ciel obscur ou moi seule existait.
4Ça y est, j'étais endormie ; j'étais dans le ciel noir de mes rêves. Était-ce moi qui avais le pouvoir de créer cette multitude de décors, de personnages, d'histoires qui m'apparaissaient au fil des nuits ? Était-ce moi Dieu, dans cet univers particulier ?
En attendant, là, j'avais créé que dalle. D'habitude, le soir, quand je m'endormais, je plongeais aussitôt dans un tourbillon de rêves auxquels je me laissais prendre, comme si c'était la réalité, sans jamais considérer que c'était moi qui inventais tout ça. Et là, cette fois, alors que je m'étais endormie en me concentrant sur l'idée que c'était moi le créateur de mes rêves, aucun rêve ne se manifesta et je restai seule, contemplant le noir qui m'entourait de toute part.
5Du coup, j'entrepris de concevoir un rêve de mon propre chef, genre… euh… :
« On dirait que j's'rais là où a un marchand de glaces, que j'demanderais une glace à la vanille et que j'la mangerais. »
t ça marcha très bien ! Le rêve apparut, je m'y incarnai et fus très rapide à me laisser prendre à son jeu. Les problèmes aussi, furent très rapide à survenir. Je ne sais d'où ils vinrent mais le fait est que la situation ne fut pas marrante longtemps. Finalement, il me fallut un gros effort de concentration pour réaliser que… ce n'était qu'un rêve… que j'avais moi-même décidé de créer.
Alors, j'effaçai de mon esprit cette scène désagréable et redevins Dieu, seul créateur de mes rêves, seule dans le ciel noir de mon monde onirique, revenue à mon point de départ.
6Or, ce point de départ, c'était le moment où pour être vraiment Dieu le Créateur, il fallait que je crée le rêve de mon choix. Ce ne sont certes pas les idées qui me manquaient. Le seul problème, c'est que dès que je concevais un rêve, je ne faisais plus qu'un avec ce rêve. Je n'étais alors plus qu'une simple rêveuse, simple personnage au milieu de ses semblables et le pouvoir de création ne m'appartenait plus vraiment. J'étais dans le rêve et je le subissais. Pour redevenir Dieu, il me fallait sortir du rêve et le seul moyen d'en sortir, c'était de l'effacer.
Effacer, c'est oublier. Et je me retrouvais de nouveau seule dans un ciel vide. En tant que Dieu, il m'était donc strictement impossible de voir mes créations. Soit je créais des mondes et m'y perdais, oubliant le concept selon lequel j'étais Dieu ; soit je revenais à ce concept mais, pour ce faire, je devais effacer tout le reste.


2 - RÊVER N'EST PAS GRATUIT
7« Mais quand même, j'peux pas arriver à me souvenir de mes rêves après en être sortie ? »
me demandai-je à moi-même, seule dans le ciel noir de mes nuits.
« Ben si, comme le matin, quand j'me réveille »
fut une réponse qui me traversa l'esprit.
8Ma première idée, celle de la glace à la vanille, me revint en mémoire. Si le thème ne présente pas d'intérêt particulier, il a l'avantage d'être simple.
« Simple ! Simple ! Il a vite tourné aux embêtements, quand même. »
En effet, ce rêve s'était terminé avec des gens attroupés devant moi, qui me cassaient les pieds.
« Ys pouvaient pas m'laisser manger ma glace tranquillement, non ? D'où ys sortaient, tous ? »
9Oui, je me souvins :
« Ys étaient venus en renfort du sale bonhomme.
- C'était qui, ce sale bonhomme ?
- Le marchand de glace !
- Qu'est-ce qu'il me voulait ?
- De l'argent. »
10Voilà ce que je retrouvai en fouillant dans les souvenirs de ma glace à la vanille. Le marchand de glace m'avait cassé les pieds pour que je lui donne de l'argent. Absurde !
« Je sais bien que, dans la réalité, quand on achète une glace, on doit la payer. Mais là, le personnage du marchand de glace, si c'est moi qui l'ai inventé pour les besoins du rêve et qu'il existe pas en vrai, pourquoi y veut de l'argent ?! »
11Je tournais et retournais cette question dans ma tête - drôle d'énigme - quand une voix me souffla :
« Souviens-toi du commencement ! Qu'est-ce que tu as demandé au marchand de glaces ?
12- Une glace à la vanille.
- Et puis ?
- Il me l'a donnée gentiment.
- Elle était bonne ?
- Ben non, justement. J'arrivais pas sentir le goût de la glace. C'était trop flou.
- Alors ?
13- Alors, j'ai demandé au marchand de glaces de m'aider à rendre le rêve plus vrai.
- Et il a bien voulu t'aider ?
- Oui : en exigeant que je paye ma glace. »
Et plus je niais son existence en refusant de payer, plus de nouveaux personnages venaient en renfort pour m'enchaîner à ce rêve, me persuader que tout cela était bien réel, en répétant :
« Il faut payer ce brave homme. »
et cette insistance tendait à me faire prendre le rêve pour réel.
14« Et toi, tu voulais pas payer ? »
C'est pas ça. J'aurais pu aller à la recherche d'une pièce mais ça m'aurait peut-être pris toute la nuit ; ou bien je n'aurais jamais retrouvé le chemin qui mène au marchand de glaces… C'est toujours comme ça, les rêves : on part sur une base tout simple et on se perd dans des méandres sans fin dont on ne se sort qu'au réveil. Là, je ne voulais pas perdre de vue mon rôle de créateur du rêve et ça m'opposait à la nature même du rêve. Alors, je l'ai effacé pour redevenir pleinement Dieu.


3 - DIEU A DE LA VISITE
15« Comment est-ce que je pourrais faire un rêve qui continue à exister quand je redeviens Dieu ?
- Il faudrait que je rêve d'un personnage qui veut pas disparaître.
- Il faudrait que je rêve d'un personnage qui aurait le pouvoir de continuer à exister après que je sois sortie du rêve.
- Un personnage qui voudrait rencontrer Dieu. »
Toutes les répliques, c'était moi qui me les disais à moi-même, évidemment. J'étais toute seule, dans les hauts cieux obscurs de mes rêves nocturnes.
16Aucun rêve ne vint plus et je restai là, dans mon ciel noir ; Dieu attendant la visite d'une de ses créatures.
Rien ne vint. Il n'y avait que du noir, que du noir, que du noir, partout autour de moi.
« Comment ça s'fait que j'vois rien nulle part ?
- Parce que je suis Dieu. Rien n'existe en dehors de moi.
17- Pas bête comme idée ! Mais d'où elle me vient ?
- De moi. Tout est en moi parce que je suis Dieu. »
Tient ! Du coup, je regardai en moi-même et ne vis rien du tout.
« Alors, comment ça s'fait que j'vois rien à l'intérieur de moi ?
- Parce que tout est en moi. C'est le blanc absolu, qui n'est pas visible.
- Alors, comment je peux faire, pour voir quelque chose ?
- Il faut projeter une partie de toi à l'extérieur.
- Pourquoi t'as dit " toi " ? Qui es-tu ?
- Je suis moi. »
18La première idée qui me vint à l'esprit fut de séparer le bien et le mal mais je ne la mis pas à exécution parce que le dialogue intérieur que je menais avec moi-même fit apparaître que c'était une mauvaise idée.
En effet, projeter le mal hors de soi, c'est devenir pur et parfait, Dieu infiniment bon… mais c'est aussi se retrouver nez à nez avec le diable ! Non. Si ce Dieu-là existe, je ne suis pas capable de l'incarner, même pas le temps d'un rêve.
19En plus, je me tenais sur mes gardes parce que :
« Qui c'est qui me parle dans ma tête ?
- Moi-même.
- Et qui c'est " moi-même " ?
- Dieu. »
Mouais. N'empêche que des fois, j'avais vraiment l'impression d'entendre une autre voix que la mienne, des répliques que je ne reconnaissais pas comme venant de moi ; comme si nous étions deux dans ma tête. Bizarre !
20Je continuai mon dialogue intérieur en essayant de déceler l'intrus. Je me posais des questions. Je me donnais des réponses. Encore des questions. Encore des réponses. Question. Réponse. Question. Réponse.
Je balançais ma tête de gauche à droite et de droite à gauche, au gré des questions et des réponses. En me penchant vers la gauche, je concevais une question ; en me penchant vers la droite, je concevais une réponse. On aurait dit qu'il y avait deux mondes côte à côte, celui des questions et celui des réponses et que je plongeais ma tête simultanément dans l'un ou l'autre de ces deux mondes pour y puiser ma réplique.
21La séparation s'était opérée. Restait à choisir :
« En tant que Dieu, qu'est-ce que je veux projeter hors de moi, les questions ou les réponses ?
- Ce que j'ai envie de voir, donc les réponses. »
Les réponses étaient ma gauche, les questions étaient ma droite (inversion ?). Il ne me restait plus qu'à plonger à droite pour incarner pleinement le questionnement et voir toutes les réponses devant moi. Cependant, un doute me traversa l'esprit : allais-je laisser l'intrus, que je percevais en moi, me déposséder de mes réponses ? N'est-il pas plus intéressant d'être celui qui détient toutes les réponses ? Et renoncer à être Dieu ? Ben… moi, j'avais plutôt envie de garder le rôle de Dieu. D'ailleurs, je sentis comme un bras qui me tenait la taille et m'attirait dans les questions ; tandis que je perçus l'intrus se raccrochant aux réponses ; je les lui abandonnai. Ça alla très vite. Il y eut comme un choc, un craquement ou je ne sais quoi.
22Reprenant mes esprits, je fus curieuse de voir ce qui se trouvait de l'autre côté, y regardai et vis, dans la lumière, juste devant moi… un garçon ! Pas une vague silhouette floue d'un personnage quelconque. Non, non. Quelqu'un… de bien précis.


4 - DIEU CRÉA QUELQU'UN
Il s'agissait d'un garçon plus grand que moi, de deux ans, peut-être. Il avait des yeux marrons, un visage fin, des cheveux blonds dorés bouclés et un air étonné. Il avait l'air si réel ! Je n'avais pas du tout l'impression qu'il fût une simple image de rêve conçue par mon esprit. On aurait plutôt dit que c'était un magicien qui était entré dans mon rêve.
23La voix que j'avais entendue auparavant dans ma tête et que je n'avais pas reconnue comme mienne me paraissait bien appartenir à un garçon de ce gabarit. Les répliques que j'avais entendues auparavant dans ma tête et que je n'avais pas reconnues comme miennes me paraissaient bien émaner de l'esprit d'un garçon de cette physionomie.
24Il était si réel et si près de moi qu'il me faisait peur. J'aurais voulu l'effacer comme les autres rêves mais je n'en avais pas le pouvoir.
J'avais envie de lui demander qui il était mais j'avais peur qu'il me répondît : « je suis Dieu » car, alors, c'est lui qui m'aurait intégrée en lui, qui m'aurait effacée comme un rêve ; c'est moi qui aurais cessé d'exister.
25Prudente, je lui demandai :
« Si Dieu est celui qui pose les questions, toi, qui es-tu ? »
Surpris par ma réplique, il resta un instant bouche bée mais, se raccrochant obstinément aux réponses, il rétorqua promptement, sur un ton théâtral :
« Je suis Lucifer. »
26Là, c'en était trop. Je pris la fuite. Du moins, je voulus prendre la fuite mais il m'agrippa le poignet et me retint près de lui en disant :
« N'aie pas peur ! C'est pour jouer. Tu vois bien : on n'est que des enfants. Joue avec moi à Dieu et Lucifer ! J'te f'rai pas de mal, c'est promis. Joue avec moi !
- Alors, pouce ! On fait pouce.
- D'accord. »
27Je profite de cette interruption pour dire quelques mots au lecteur.
D'abord, pouce. En principe, tout le monde sait ce que ça veut dire mais un petit rappel ne peut pas faire de mal.
Pouce, c'est une coutume qui se transmet de génération en génération ; c'est la règle d'or des eux d'enfants. Qu'on joue à n'importe quoi : à chat, à la balle au prisonnier, aux cowboys et aux indiens… ou à tout ce qu'on veut, si quelqu'un dit pouce en tendant son pouce vers le haut, le poing fermé, on doit interrompre la partie jusqu'à ce qu'il ait rebaissé son pouce.
Ça ne peut pas servir à tricher. Par exemple, si tu joues à chat, que celui qui est le chat est sur le point de t'attraper et que tu dis pouce, il est obligé de s'arrêter mais toi aussi. Donc, dès que tu rebaisses ton pouce, la partie reprend là où elle en était restée et tu te fais attraper. Par contre, si tu te cognes en courant et que tu as besoin de t'arrêter pour vérifier que tu ne saignes pas, tu as le droit de dire pouce. Si celui qui est le chat continue de courir et qu'il t'attrape, eh ben, ça ne compte pas parce que tu avais dit pouce ; c'est toujours lui qui est chat.
28On peut être amené à faire pouce pour diverses raisons : régler les différends si on estime qu'il y a eu triche au cours de la partie et qu'on veut mettre les règles au point, calmer le jeu si on se fait mal en chahutant, aller faire pipi…
C'est ce qui fait que c'est une règle d'or. Accepter de s'y conformer, c'est la garantie que le jeu reste un jeu. C'est rassurant pour tous les enfants, surtout si on joue à Dieu et Lucifer dans un rêve où il n'y a ni tiers ni issue.
29Ensuite, ce garçon, qui se présenta sous le rôle de Lucifer. Lucifer ? Peut-être avais-je déjà vaguement entendu ce nom quelque part mais qu'il fût mis en avant de la sorte, vraiment, ça ne pouvait pas venir de ma propre imagination. C'est ça qui me fit peur, bien plus que ce que représente le personnage de Lucifer en lui-même. Je ne savais pas qui est Lucifer et voilà que le garçon mentionna ce nom comme s'il s'agissait d'un personnage de bande dessinée qu'il connaissait très bien. Non, ça ne pouvait pas être mon imagination. Il y avait bel et bien, dans mon rêve, un être pensant autre que moi-même.
Apparemment, nous étions deux enfants endormis dont les esprits s'étaient rencontrés au sein d'un même rêve. Tenant chacun son rôle selon la distribution établie, ce rêve nous raconta les fabuleuses aventures de Dieu et de Lucifer.


5 - L'ŒUVRE DU NÉANT
30Lucifer s'était cru le plus malin, en choisissant les réponses. Il pensait que détenir la connaissance contenue dans les réponses ferait de lui le maître du jeu. Il se rendit compte bien vite de son erreur.
En effet, Dieu posait les questions qui lui faisaient envie et Lucifer se voyait systématiquement contraint de puiser en lui les seules réponses qui lui étaient demandées. Dieu dirigeait le débat à sa convenance. Lucifer fournissait les réponses, par des paroles ou par des actes, tel un esclave soumis.
Alors, pour échapper à la domination toute-puissante de Dieu, Lucifer inventa le mensonge.
31Dieu et Lucifer étaient deux enfants, deux inséparables copains qui jouaient ensemble dans le ciel de l'éternité.
Des fois, quand Dieu posait une question, Lucifer lui disait :
« Lance les dés ! »
Dieu prenait les dés dans la main de Lucifer et les jetait dans le vide. Les dés tombaient sur un terrain de jeux qui devenait visible ; Dieu et Lucifer descendaient sur ce terrain, ils y retrouvaient plein d'enfants, plein de copains avec qui ils passaient de super moments à jouer.
32Et puis, des fois, Dieu et Lucifer remontaient tous les deux dans le ciel de l'éternité pour avoir des moments rien qu'à eux. C'est là que Dieu demanda :
« Qui a créé le terrain de jeux et tous ces enfants ?
- Nous deux, répondit Lucifer.
- Comment ça s'pourrait ?
- C'est notre rêve commun.
- Mais c'est pas seulement Dieu qui a le pouvoir de création ?
- Non, pas forcément.
- Alors, qu'est-ce que c'est, ton pouvoir de création, à toi ?
- Attends-moi là ! Je reviens.
- Où tu vas ?
- Dans le néant.
- Pourquoi ?
- Parce que c'est là que je peux exercer mon pouvoir de création. »
33Lucifer disparut derrière un rideau noir. Dieu attendit dans le ciel vide ; attendit encore, attendit longtemps dans le ciel noir. Une soudaine peur du noir le fit tressaillir. De toute façon, il commençait à en avoir ras-le-bol d'attendre. Alors, il redescendit sur le terrain de jeux et se mêla, en toute insouciance, à la multitude des enfants qui jouaient.
34Soudain, un terrible monstre surgit du néant. C'était un géant ; sombre, les cheveux noirs, les yeux rouges de colère. Impatient, brutal, fou de rage, il pénétra sur le terrain de jeux et fit très peur à tous les enfants. Il était à la recherche de Dieu. Il voulait le détruire.
Dieu partit se cacher dans les rochers de la falaise. Tous les autres enfants unirent leurs forces pour repousser le monstre hors du terrain de jeux et le monstre chuta dans le vide.
35Et Lucifer ? Où était Lucifer ? Il avait disparu dans le néant et voilà que ce monstre était sorti du néant à sa place. Alors, Dieu supposa que Lucifer avait rencontré le monstre dans le néant et que le monstre avec détruit Lucifer, tout comme il avait voulu détruire Dieu sur le terrain de jeux.
Et Dieu pleura beaucoup son ami disparu.
36Le monstre, jeté dans le vide, poussait des rugissements hideux qui se faisaient entendre jusque sur le terrain de jeux.
Dieu se mit à genoux sur le bord du terrain de jeux, se pencha dans le vide mais ne vit personne. Le monstre était tombé trop bas. On pouvait entendre ses cris mais on ne pouvait pas le voir.
« Qu'est-ce que tu as fait de Lucifer ? »
cria Dieu.
37La grosse voix du monstre répondit :
« Je suis Lucifer.
- Tu mens ! Lucifer était mon ami. Qu'est-ce que tu en as fait ?
- Je suis Lucifer. Crois-moi ! C'est mon œuvre de création.
- Alors pourquoi j'te vois pas ?
- Écoute-moi ! C'est mon œuvre de création. Dieu a créé les enfants à son image en se projetant dans l'espace ; Lucifer a créé l'Homme en se projetant dans le temps.
- Quoi ?!
- Par une longue alchimie, soumis à l'épreuve du temps, Lucifer fit sortir l'Homme du néant. »


6 - LA SOUFFRANCE
38Eh oui, bien sûr : ce géant à la grosse voix, irritable, qui fait peur aux enfants quand il se met en colère, c'est l'homme, évidemment.
« Mais les hommes, y en a des gentils et des méchants. Toi, quand t'es arrivé sur le terrain de jeux en homme, pourquoi tu t'es montré si méchant, si monstrueux ?
- Parce que c'est la scène originelle, c'est l'Homme, tel qu'il fut au moment où il sortit du néant : une bête féroce en proie à une souffrance qui le rend fou furieux.
39- Mais tu m'avais dit que j'pouvais t'faire confiance parce qu'on était que des enfants, que j'avais rien à craindre en jouant avec toi et t'as fait apparaître l'homme le plus méchant exprès pour me piéger !
- Ne m'accable pas, je t'en prie !
- Ben tiens ! C'est facile, maintenant. »
J'étais très mécontente et sur la défensive. Il y avait de quoi mais des enfants près de moi sur le terrain de jeux récitèrent :
« Tu dois pardonner l'homme qui te prie car il est dans la souffrance. »
Puis, ils ajoutèrent :
« Sinon, on joue pus avec toi et ce s'ra pus toi qu'est Dieu.
- Bon, d'accord. Je pardonne. »
40J'étais dans le ciel noir, comme si, tout d'un coup, tout le rêve avait été effacé ; sauf que le garçon aux boucles blondes qui faisait Lucifer était là, en face de moi.
« Qu'est-ce qu'on fait là ? »
demandai-je, pas très rassurée.
« On fait pouce »
répondit-il en tendant le pouce avec un petit sourire.
41« Mais ! J'croyais qu't'étais devenu un adulte ?
- Pas dans l'ciel de l'éternité.
- J'y comprends rien. Qu'est-ce que c'est qu'ça ?
- Cette image, selon laquelle on est tous les deux face à face dans le ciel noir, elle appartient pas au temps. Elle est éternelle. On peut y revenir quand on veut. À n'importe quel moment de l'histoire, si on veut s'arrêter de jouer pour se parler, il faut se concentrer sur cette image d'éternité, sur cette scène où on est tous les deux face à face dans le ciel noir, et on s'retrouve ici.
- Alors, quand on vient ici, c'est comme si on fait pouce ?
- Oui, c'est pareil, dit-il avec un petit rire.
42- Oui mais si tu te transformes encore en homme méchant ?
- Il est pas méchant, il est dans la souffrance.
- Pourquoi y souffre ?
- Parce qu'il est né du temps. C'est du temps que découle toute souffrance.
- C'est du temps que découle toute souffrance ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Je sais pas. La souffrance n'existe pas dans l'éternité. C'est en créant l'homme que je me suis soumis au poids du temps et que la souffrance est apparue ; une souffrance intense, inexplicable et jusque-là inconnue. C'est pourquoi l'homme a sombré dans une fureur incontrôlable.
43- Et si y souffrait pas, y s'rait gentil ?
- Non, il est méchant, très méchant, très dangereux.
- T'as dit qu'il était pas méchant ?
- J'ai menti. Toute la souffrance vient du mensonge.
- Alors, si tu dis la vérité, il arrêtera de souffrir et d'être méchant ?
- Non, j'peux pas. J'me souviens pas de mon mensonge.
- Tu te souviens de quoi, alors ?
- J'me souviens que je voulais me débarrasser de toi, comme un rêve qu'on a envie d'effacer quand on en a marre. Et comme j'pouvais pas t'effacer, j'ai dit un mensonge pour te perdre… et je me suis perdu moi-même ; je me suis menti à moi-même.
44- Tu devrais pouvoir retrouver ton mensonge puisque c'est toi qui as toutes les réponses.
- Non, j'peux pas, justement, parce que je vois seulement les réponses aux questions que tu poses. Le mensonge était censé te désorienter. Du coup, tes questions sont désorientées et elles désorientent ma vision. Alors, je suis coincé.
- Mais alors, comment ça se fait que tu te rappelles que tu as menti si tu ne te rappelles pas le mensonge lui-même ?
- C'est la souffrance qui me le rappelle. L'Homme a été créé dans le mensonge. C'est pour ça qu'il souffre.


7 - REDISTRIBUTION
45- En fait, c'que t'es en train de dire, c'est que Lucifer aurait créé l'Homme pour détruire Dieu ?
- Ouais, c'est exactement ça. Et maintenant, Lucifer-enfant est prisonnier de sa créature monstrueuse.
- Mais si y revient ici ?
- Y peut pas venir ici. Ici, c'est l'éternité. Il appartient au temps.
- Pourtant, on était ici quand t'es parti dans le néant. C'est bien à cet endroit qu'il est sorti du néant ?
- Non, c'est une illusion. Ici, on est hors du temps, en dehors du rêve et de son histoire.
46- Mais qui c'est, cet homme qui est apparu dans le rêve pour jouer ce rôle ?
- C'est moi.
- Mais toi, t'es un enfant, non ?
- Un enfant et un homme simultanément, comme tout le monde, je crois.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Attends ! là, on est la nuit, on dort et on est en train de faire un rêve. Moi, dans mon lit, il y a un enfant qui dort. Toi, dans ton lit, maintenant, qui c'est qui dort ? Un enfant ou un homme ?
- Un enfant. Je suis un enfant.
- Bon, d'accord, j'te crois… mais quand même, c'est toi qu'est méchant d'avoir fait apparaître un homme pour me piéger ! »
47Ho ! ho ! ce n'était pas une question, ça. En principe, depuis le début, on avait dit que Dieu était celui qui posait les questions et, là, je me suis laissée emporter…
J'espérai que le garçon ne s'en fût pas rendu compte et me raccrochai fortement à mon rôle.
Le garçon me regarda avec un petit sourire malin et me dit d'un ton charmeur :
« Non, c'était pas pour te piéger, c'était parce que je le sentais en moi. Je l'ai projeté hors de moi pour te le montrer. Le piège, ce serait, au contraire, de cacher ce qu'on porte en soi.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Le ton chantant qu'il prenait ne m'inspirait pas confiance. On aurait dit qu'il cherchait à m'embobiner et je me raccrochai, mentalement, plus que jamais à mon rôle.
48« Ce que je veux dire, reprit-il sur son petit ton énigmatique, c'est que j'ai l'impression qu'il reste quelqu'un qui n'a pas encore été projeté.
- Ah bon ? Qui ça ? »
Il étendit son bras gauche sur le côté (donc à ma droite, puisque nous étions face-à-face) et annonça, comme s'il jouait au jeu des sept familles :
« J'appelle la fille ! »
Me raccrochant à mon rôle, je protestai vivement :
« C'est moi, la fille ! »
en me dépêchant d'aller occuper la place qu'il indiquait, de peur qu'une autre vînt me la piquer.
49Ainsi, je me retrouvai à incarner mon propre rôle et non plus celui de Dieu. Le garçon (cette espèce d'idiot !!!) me regardait avec un sourire jusqu'aux oreilles, content de lui ; content d'avoir réussi à me faire sortir du rôle de Dieu.
« C'est malin, rouspétai-je. Maintenant, à cause de toi, y a pus personne pour faire Dieu.
- Mais si, il est toujours là, Dieu. Regarde ! »
me répondit-il en montrant du doigt l'endroit que j'occupais précédemment.
J'y regardai et vis, dans l'obscurité, un petit de deux ou trois ans de moins que moi, avec une petite bouille toute ronde, un petit nez, des cheveux plats, pâles et cendrés.
50« Mais ! y peut pas faire Dieu, lui. Il est trop p'tit, contestai-je.
- Pourquoi pas ? Moi, j'peux l'reconnaître comme étant Dieu. C'est lui que j'vois d'puis l'début, me répondit le grand.
- Mais ! y s'ra pas capable de faire les questions, lui. C'est un p'tit d'maternelle. C'est moi qu'ai fait toutes les questions, d'puis l'début.
- Oui, oui. Ça fait un moment qu'j'me disais qu'c'était une fille que j'entendais parler. J'me disais bien.
- Donc, c'est toujours moi qui joue l'rôle de Dieu ?
- Non, c'est lui.
- Ben !…
- Dieu n'a jamais fait ni les questions et les réponses. Dieu se tait et observe ses créatures en silence. Lui a su s'abstenir d'intervenir jusqu'au bout. Il mérite de garder le rôle de Dieu. »
conclut le grand en regardant le petit avec admiration.
51Pendant ce temps-là, le petit continuait à se taire, sans manifester la moindre expression sur son visage, peut-être par timidité mais, après, le grand lui parla en copain et les deux garçons s'échangèrent des paroles.
Et Lucifer, ayant confessé son péché, put enfin parler avec Dieu sans intermédiaire.
52Alors moi, voilà, plus personne ne me parlait.
« Et moi, alors, j'existe plus ?!
- Ben si, toi, t'es la fille.
- Alors, voilà ! maintenant, moi, chuis pus qu'une fille !
- Ben, dis-nous qui tu es, comment tu t'appelles !
- Non ! Pourquoi j'vous l'dirais ? Vous, vous dites pas qui vous êtes. Vous, vous jouez des grands personnages de légende et moi, sous prétexte que chuis une fille, j'devrais dire mon prénom et rester une personne ordinaire ? Eh ben non ! chuis pas d'ac.
- Trouve-toi un personnage ! Dis-nous qui tu es en tant que personnage ! Invente ! »
me répondit le grand.
Moi, dans la vie, je disais toujours que j'étais la plus belle, la plus gentille et la plus intelligente. Là, dans le rêve, je voulus me trouver un personnage qui fût la synthèse de tout cela et que l'on me crût.
C'est pourquoi j'annonçai, sur un ton théâtral :
« Je suis… la Vérité ! »
Le grand m'adressa un large sourire enthousiaste ; tandis que sur le visage du petit se dessina un petit sourire discret.


8 - LA CHUTE
53Sur ce, nous redescendîmes sur le terrain de jeux. Du moins, Lucifer ne s'y trouva pas parce que nous reprîmes l'histoire là où nous l'avions laissée, où il avait disparu dans le vide depuis que les enfants l'y avaient jeté et qu'on n'entendait plus que sa grosse voix d'homme.
Dieu restait agenouillé au bord du terrain de jeux, regardant en bas, dans le vide, cherchant désespérément cette partie de lui-même dont il était privé : son copain Lucifer. Où était Lucifer-enfant ? Comment le retrouver ?
Dieu ne peut pas abandonner sa créature. Dieu est tout. Soit tout est en lui, soit sa création est devant lui… soit il focalise sur la partie manquante.
54La partie manquante, c'était son copain, son meilleur ami. La dernière fois que Dieu l'avait vu, c'était quand il lui avait posé la question :
« Et toi, quel est ton pouvoir de création ? »
En somme, après avoir créé un autre lui-même, un autre enfant comme lui, Dieu a ordonné à son alter ego de créer autrement. Et Lucifer s'est accompli. Il a créé de manière fondamentalement différente. Lucifer a créé une entité qui n'est pas un enfant mais qui est tellement lui-même qu'il ne peut pas être en même temps que sa création.
Donc, pour que Lucifer-enfant soit de nouveau, il faut que sa création, Lucifer-homme, cesse d'être. Seulement, Lucifer-homme ayant pour mission essentielle de détruire Dieu, ça ne va pas être facile de le convaincre de rendre la place à son créateur.
55Pour autant, à la base, si on reprend le début de mon rêve, quand j'étais toute seule dans le ciel noir, on a vu que j'avais deux possibilités : soit être Dieu, seul dans le ciel noir, soit créer un rêve et m'y perdre en tant que simple personnage de l'histoire. Là, pour pouvoir redevenir Dieu, il me fallait effacer le rêve et réintégrer en moi toutes ses images projetées devant moi.
C'est de là, pour avoir la possibilité à la fois d'être Dieu et de voir ma création devant moi, que j'ai imaginé un personnage qui continuerait à exister après que j'ai arrêté de rêver, indépendamment du fait que je rêve ou non.
C'est donc bien Dieu qui a conçu le principe de continuité. Dieu a créé Lucifer, un autre lui-même porteur du germe du devenir. C'est donc Dieu qui a créé l'Homme, même si cette finalité n'est pas apparue tout de suite.
56De plus, en créant Lucifer, Dieu s'est contrarié lui-même, étant donné qu'il a conçu un personnage ayant le pouvoir de continuer à exister indépendamment de sa volonté, un personnage qu'il ne peut pas effacer ; c'est-à-dire même s'il en a envie. En conséquence, Dieu s'est séparé en deux parties dont chacune a envie de réintégrer l'autre en elle mais dont aucune n'a envie d'être réintégrée par l'autre. C'est le principe de dualité, qui se traduit chez l'Homme par un instinct destructeur. De fait, Dieu ne peut pas approcher l'Homme, qui est trop dangereux.
57Enfin, Lucifer, pour devenir homme, s'est confronté au temps, qui lui pèse à en souffrir. Il en a marre, l'impatience le ronge. Ce n'est pourtant que le commencement des temps.
Et ça commence très mal ! Quand Lucifer-homme a surgi du néant et est entré sur le terrain de jeux tel une bête enragée, les enfants l'ont poussé hors du terrain de jeux et il a disparu dans le vide. Seuls ses cris sont audibles mais quand on se penche dans le vide et qu'on le cherche, on ne le voit nulle part.
Effectivement, Lucifer est nulle part. En le poussant hors du terrain de jeux, les enfants voulaient l'effacer, comme on efface un mauvais rêve. Lucifer a bel et bien été effacé mais pas de façon ordinaire. En principe, quand on efface un rêve, ça veut dire qu'on réintègre en soi toutes ses images projetées hors de soi. Dans le cas présent, Lucifer a été effacé de l'espace mais il n'a pas réintégré Dieu parce qu'il continue à exister dans le temps.
Lucifer reste prisonnier du temps tandis qu'il ne possède plus aucune existence dans l'espace. C'est cet état qu'on appelle la mort.


9 - DIEU CRÉA LA TERRE
58Il fallait absolument le sortir de là. Les enfants du terrain de jeux se concertèrent autour de Dieu.
Était-il possible que Dieu lui créât une nouvelle vie ? Oui, c'était possible mais, en principe, toute vie créée se trouvait sur le terrain de jeux. On ne pouvait pas faire revenir Lucifer sur le terrain de jeux, étant donné que c'était un monstre très dangereux. Il fallait créer un autre terrain, pour Lucifer, qui serait son chez lui.
Cela ne fut pas facile. Tous les enfants s'unirent autour de Dieu, au bord du terrain de jeux, pour l'aider à créer ce nouveau terrain. Il serait là, tout en bas du vide, par là où on avait poussé Lucifer, par là où on l'avait vu tomber.
Dieu parvint finalement a créer ce nouveau terrain mais ce n'était pas un terrain de jeux pour enfants ; c'était un terrain de désolation. C'est tout ce qui avait pu être conçu à ce moment-là.
Longtemps, Lucifer erra seul sur cette terre. Dieu, penché au bord du terrain de jeux, essayait d'agrémenter la terre de Lucifer du mieux qu'il pouvait mais Lucifer était malheureux.
59Un jour, penché au bord du terrain de jeux, Dieu dit à Lucifer :
« Dis-moi de quoi tu as besoin ! Je te le donnerai. »
Lucifer, levant les yeux, vit Dieu, au bord du terrain de jeux, entouré d'une multitude d'enfants heureux ; alors que lui, Lucifer, était tout seul et s'ennuyait immensément. En particulier, juste à côté de Dieu, il y avait la fille, celle qui avait été autrefois l'amie commune de Dieu et de Lucifer.
Lucifer en éprouva de la jalousie et répondit à Dieu :
« Donne-moi la fille ! Qu'elle devienne ma compagne sur la Terre ! »
et Dieu accepta de se séparer de sa meilleure amie et l'envoya sur la Terre aux côtés de Lucifer.
60« Et elle, alors ? Elle a pas son mot à dire ?! Elle était bien, elle, sur le terrain de jeux. Elle a rien fait mais faut qu'elle se sacrifie et on lui demande même pas son avis ? C'est pas juste !
- Mais si ! C'est une grande mission qui est confiée à la fille, d'être celle qui accompagne l'Homme sur la Terre. En plus, c'est une double mission parce que Dieu compte sur elle : elle est le lien entre Dieu et Lucifer ; si Dieu parvient un jour à retrouver son ami perdu, ce sera grâce à elle. Tous les espoirs de Dieu reposent sur la fille. Dieu aimerait tant pouvoir descendre lui-même sur la Terre.
- Bon, d'accord. »
La fille accepta la mission mais elle n'avait pas vraiment l'impression d'avoir le choix.
61Par contre, Lucifer ne voulait pas seulement que la fille fît acte de présence auprès de lui ; il voulait qu'elle fût véritablement de son côté. Aussi, il exigea qu'elle fût adulte comme lui.
Et la fille devint femme auprès de l'Homme.


10 - LE TROISIÈME POUVOIR
62« Pouce !
- Qu'est-ce qu'y y a ? Qu'est-ce que tu veux ?
- Juste une question : comment ça s'pourrait qu'la fille se transforme en femme ? C'est p'têt bête, ma question mais ch'sais pas comment t'as fait, moi, pour aller dans le néant te projeter dans le temps et créer l'Homme. Chuis pas capable d'en faire autant.
- Nan, t'as raison.
- À moins qu'ce soit dit kek'part que Lucifer transmet son pouvoir de projection à la fille et qu'elle va à son tour dans le néant créer la Femme ?
- Nan, nan. J'vois pas ça dans l'histoire.
- Ben voyons ! Alors, voilà ! moi, dans l'histoire, chuis celle qu'a pas d'pouvoir de projection !
- Mais si, regarde ! toi, t'es là. »
63J'étais dans le ciel noir, là où on va quand on fait pouce, avec les deux garçons, le petit à ma gauche et le grand à ma droite ; toujours pareil, toujours la même image, sauf que le grand qui faisait Lucifer avait le bras levé, indiquant du doigt un petit nuage, un peu au-dessus de nos têtes, face à moi. Sur ce petit nuage, il y avait moi, en tenue d'écolière, assise en tailleur, un cahier de brouillon sur les jambes et un crayon à papier dans la main.
« C'est ça, mon pouvoir de projection ? Mais c'est moi, ça ! J'ai créé personne. C'est juste une image de moi-même. C'est juste le reflet de c'que j'fais. Chuis là, debout, en chemise de nuit, parce que j'dors et qu'chuis en train de rêver et, en même temps, j'enregistre mentalement mon rêve pour pouvoir m'en souvenir plus tard. C'est pour ça qu'on voit une deuxième image de moi-même, en train d'écrire le rêve, mais c'est toujours moi.
64- Tu écris ?!
- Ben… dans ma tête. C'est une habitude que j'ai prise depuis mon entrée en maternelle. Ch'savais pas écrire, à l'époque mais quand j'vivais kek'chose qui m'paraissait important, j'm'imaginais que j'l'écrivais dans ma tête pour pouvoir le r'trouver le jour où j'f'rais un livre.
- Tu vas faire un livre ?!
- Ben… j'en sais rien, moi. C'est juste une idée qu'j'avais quand j'étais p'tite. J'ai pris l'habitude d'écrire dans ma tête des trucs que j'vis ; j'y fais même pus attention. Ch'savais même pas qu'j'étais en train d'écrire ce rêve.
- Tu l'mettras dans ton livre ?
- Ben… j'en sais rien, moi. C'est qu'un rêve, j'chais pas si ça intéressera grand monde.
- Oui, moi, ça m'intéresse.
- Ben toi, t'es d'dans. T'as pas besoin que j'te l'raconte.
- Mais si, au contraire. Ça m'f'rait un drôle d'effet d'voir mon propre rêve dans un livre écrit par la fille ; ça m'prouverait qu't'es réelle. Écris-le, s'te plaît ! Comment tu t'appelles ? Dis-moi ton prénom !
- Ben voyons ! Nan, j't'ai dit que j'te l'dirais pas.
- Mais c'est pour savoir, si j'vois un jour ton nom sur un livre…
- Nan, puisque j'ai dit non. »
65Enfin, bref. Il fut donc établi que le pouvoir de la fille, c'est de se projeter elle-même en diverses apparences. C'est pourquoi la Femme n'existe pas au même titre que l'Homme existe. La femme est une apparence que la fille se donne à elle-même pour plaire à l'Homme.
Et si ça ne plaît pas au MLF, je n'y peux rien. Moi, je suis la Vérité.
Fin du pouce.


11 - LA FIN DU RÊVE
66Par les pouvoirs conjugués de Dieu, de Lucifer et de la fille, les lois de la vie sur Terre furent créées. Les enfants du terrain de jeux qui le souhaitèrent rejoignirent Lucifer et peuplèrent la terre ; chacun s'attribuant un rôle particulier. Mais si tous doivent se soumettre à un cycle d'incarnation passant par les trois états de Lucifer, enfant/adulte/mort, il existe un seul Homme véritable, l'Unique, celui qui sortit du néant au commencement des temps.
Ainsi, le dessein ultime de la vie sur Terre, c'est de permettre à Dieu de pouvoir enfin marcher un jour jusqu'à Lucifer et de lui donner la main.
Voilà, tout ce que le rêve raconta.
67Après, je restai un moment en haut du ciel noir avec les deux garçons, le petit à ma gauche et le grand à ma droite, et nous discutâmes comme trois copains. Nous nous dîmes des choses intéressantes, nous vîmes des choses intéressantes mais l'écolière, sur son nuage, avait posé son crayon à papier. Elle n'écrivait plus, elle était fatiguée. Alors, nous n'allions tout de même pas la forcer. Comme disait Lucifer, ce serait méchant d'obliger un enfant à écrire quand il n'en a plus envie. Et moi, aujourd'hui, je serais bien incapable d'écrire quelque souvenir qui ne m'ait été préparé au brouillon par la petite que je fus.
Il faudra donc se contenter de ce que l'enfant offre de son plein gré.
« Allez ! Dis-nous ton nom ! »
insista le grand qui - soit dit en passant - se gardait bien de nous dire le sien.
« Rien à faire ! C'est pas la peine d'insister, j'le dirai pas.
- Bon, tant pis. Y faut que j'y aille, maintenant. Il est temps. »
68Nous descendîmes vers un endroit qui ressemblait à la terre de Lucifer (en beaucoup plus riche), comme pour reprendre le rêve là où nous l'avions laissé, mais le grand s'éloigna de nous, sur notre gauche. Il se dirigea vers l'amont de la Seine, tandis que le petit et moi descendions en aval de la Seine (par rapport à la Tour Eiffel).
Le petit était derrière moi et avait ses deux bras enroulés autour de ma taille, comme s'il me portait.
« C'est bizarre, lui dis-je, j'ai l'impression qu'tu m'portes et qu'tu m'ramènes à l'endroit d'où t'es v'nu m'chercher.
- C'est l'cas, répondit-il.
- Nan, c'est pas l'cas. Chuis v'nue toute seule. C'est moi toute seule qu'ai décidé d'faire le rêve de Dieu. T'étais même pas là, toi, au début du rêve. Et pis d'abord, j'ai pas besoin qu'tu m'tiennes. Lâche-moi ! »
69Il ricana et cria au grand qui s'éloignait :
« Elle s'appelle Angélique. »
Alors, je me mis en colère et repoussai ses bras en rouspétant :
« J't'ai dit d'me lâcher. Faut tout l'temps qui m'énerve, çui-là ! D'abord, t'es qu'un fantôme, t'existe pas. Lâche-moi, maintenant ! »
Il me lâcha enfin et je me sentis tomber à la verticale, comme une poupée que le Père Noël lâche au-dessus d'une cheminée.
Aussitôt, j'entendis la voix de ma mère :
« Angélique, debout ! Il est sept heures. »
Déjà ! J'avais l'impression de n'avoir pas encore dormi, depuis que je m'étais couchée. Pourtant, je ne m'étais jamais sentie autant en forme au réveil.


12 - UNE HEURE APRÈS
70À Courbevoie, l'appartement familial était au deuxième étage mais il était trop petit pour toute la famille : il ne comprenait que ma chambre, celle des parents, la salle à manger, les cabinets et la cuisine. Du coup, on avait un autre appartement, au troisième étage, avec la chambre à Caki, la chambre à Nani, la salle de bain et des cabinets sur le palier.
J'avais un an et demi - vingt mois, peut-être - et jétais avec Nani, dans sa chambre, au troisième étage. Elle me parlait, elle essayait de me dire quelque chose. Je l'écoutais, j'essayais de comprendre mais c'était confus. Elle désignait Maman alors que Maman n'était pas là ; elle désignait ma colère alors que j'écoutais calmement ; elle désignait la cuisine alors que nous étions dans sa chambre.
« Pas maintenant, me dit-elle. C'était tout à l'heure. Souviens-toi ! Non, cherche pas dans la chambre ! Ce dont je te parle n'est pas ici. Cherche dans ta tête ! Souviens-toi ! Ça s'est passé y a une heure. On était dans la cuisine, y avait Maman… »
71Soudain, tous les éléments que Nani me fournissait fusionnèrent dans ma tête et j'y vis quelque chose qui me troubla profondément : une scène qui n'existait pas présentement mais qui, pourtant, appartenait à la réalité. Non, ce n'était pas un rêve ; Nani était là pour me le confirmer : je l'avais réellement vécu. C'était… ce fut mon premier souvenir conscient.
Il s'agissait d'une scène de conflit entre ma mère et moi, qui s'était déroulée dans la cuisine, en présence de Nani. Elle me la remémora, donc, une heure plus tard, pour me faire prendre du recul, et me demanda d'apprécier si ça valait vraiment le coup de se mettre en colère comme je m'étais mise en colère. Peut-être fallut-il encore que Nani m'expliquât ce que voulait dire valoir le coup. Elle ne se lassait jamais d'instruire sa petite Doudoune.
« Alors, qu'est-ce que t'en dis ? Tu crois qu'ça vaut l'coup de s'mettre en colère pour ça ? »
Revoyant la scène avec un détachement total, je ne ressentis en moi aucune colère, rien à extérioriser et je ne compris pas qu'il eût pu en être autrement une heure plus tôt.
« Non »
en concluai-je.
72Une autre fois, j'étais au troisième étage, dans la chambre à Nani, quand elle m'invita de nouveau à me souvenir.
« C'était y a une heure, précisa-t-elle. Souviens-toi ! »
Ah ! oui. Le souvenir. Je le cherchai dans ma tête mais ne le trouvai pas. Je le cherchai encore, me laissant guider par les paroles à Nani et, soudain… je découvris un nouveau souvenir, une scène de conflit entre Maman et moi qui avait eu lieu dans la salle à manger, cette fois, en présence de Nani.
Regardant le souvenir dans ma tête, j'y remarquai un détail très grave. Il me sembla que, lors du premier souvenir, ce détail était déjà présent mais je n'y avais pas prêté attention, la première fois, parce que Nani n'en parlait pas : la fessée de Maman.
73Oui, c'était ça, le souvenir : ma tête était en proie à la colère et Maman me donnait une fessée dont le choc me plongeait dans une ivresse démentielle. Voilà donc l'explication ! Je comprenais mieux, maintenant, comment ça se faisait que je me retrouvais, en souvenir, ainsi emportée par une telle colère : c'étaient les fessées de Maman qui détraquaient mon équilibre nerveux.
« Faut qu'Maman vient.
- Que maman vienne.
- Faut qu'èe se souvient.
- Qu'elle se souvienne. Pourquoi veux-tu que Maman vienne se souvenir ?
- Dire ça vaut l'coup donner une fessée la p'tite Doudoune ?
74- Non, non. Tu dois pas t'occuper de ça. Peut-être que Maman se pose la question de son côté, peut-être pas. C'est elle que ça regarde. Toi, tu dois t'occuper de ta propre remise en question. Tout c'que tu peux rendre meilleur, c'est toi-même. Alors, une heure plus tard, en voyant la scène avec du recul, est-ce que tu crois que ça vaut l'coup d'se mettre en colère pour ça ? »
Ben… c'était comme la fois d'avant : au moment où mon corps était chargé de colère, l'extérioriser m'était une évidence. Une heure après, n'ayant plus de colère en moi, elle n'avait plus de raison d'être.
« Donc, maintenant, tout de suite, tu penses que ça vaut l'coup d'se mettre en colère pour ça ?
- Non. »
75Une autre fois, alors que nous étions dans sa chambre, au troisième étage, Nani me fit refaire dans ma tête ce fantastique voyage dans le temps, me ramenant une heure en arrière. La scène que j'y vis était en tout point similaire aux précédentes.
Là encore, Nani demanda :
« Alors, tu crois que ça vaut l'coup d'se mettre en colère pour ça ?
- Oui.
- Oui ? Ça vaut l'coup ? Pourquoi ?
- Sinon, y a pas d'souvenir.


13 - LE JEU DES SOUVENIRS
76- Mais bien sûr que si, on peut se souvenir de plein d'autres choses. C'est ça qui est important, pour toi ? Avoir des souvenirs ?
- Oui.
- Alors, d'accord. On va laisser de côté le principe de remise en question. T'as vu comment ça marche. Tu pourras l'refaire toute seule, si tu veux. Maintenant, on va jouer aux souvenirs, toi et moi. De temps en temps, je te reparlerai de quelque chose qui s'est passé - ça peut être quelque chose de chouette - et on verra si tu t'en souviens.
- Oui. »
Il en fut fait ainsi. Puis, Nani compliqua le jeu en me faisant remonter à un souvenir de la veille. Puis, quand elle me faisait remonter un souvenir en mémoire, c'était moi qui devais dire si ça s'était passé la veille ou le jour même. Puis, Nani me fit entrevoir la différence entre ce matin, tantôt et ce soir.
77Puis, Nani compliqua encore le jeu. Elle me fit remonter loin, très loin. Ce n'était pas la veille, ce n'était pas l'avant-veille…
« Cherche encore plus loin ! »
Soudain, je me souvins. C'était un événement heureux, une fête, un spectacle ou quelque chose du genre, dont le souvenir me combla de bonheur une seconde fois.
« C'était y a une semaine. Tu peux mesurer le temps en toi ? Une semaine, c'est sept jours : lundi, mardi… »
Une semaine, c'était le temps pendant lequel ma Nani avait porté le souvenir pour moi, sans rien me dire, pour m'en faire la surprise. Elle était gentille, Nani !
78Mais de quel souvenir s'agissait-il, au fait ? Mon sentiment de bonheur s'était déjà évanoui. Que disait Nani ?
« On était dimanche et, aujourd'hui, on est dimanche. Ça fait sept jours, une semaine complète. »
Bon d'accord mais le souvenir, qu'est-ce que c'était ? Je réalisai que dès lors que Nani cessait d'en parler, il retombait aussitôt dans l'oubli duquel elle l'avait sorti. Aucun souvenir ne se maintenait dans ma mémoire. C'était Nani qui les portait or, pour pouvoir conserver un souvenir, il faut être soi-même celui qui le porte.
« Comment porte le souvenir ? »


14 - MON VOISIN
79Quand je faisais un progrès, tout le monde applaudissait et j'étais très fière. Mon dernier progrès, c'était de pouvoir monter les escaliers toute seule, sans qu'on me portât. J'arrivais à monter un étage en entier. C'était dur !
Ce jour-là, revenant de commissions avec Maman, je montais les escaliers marche par marche et Maman, à ma droite, me tenait la main. Je commençais à fatiguer mais quand je vis Nicolas sur le palier du premier, je mis toute mon énergie à lui montrer fièrement ce dont j'étais capable.
Lui aussi avait l'air très fier. Il était debout sur ses deux pieds et tenait sa maman d'une seule main. De son autre main, la droite, il tenait un anneau en plastique de couleur vive, qu'il s'amusait à porter à la bouche. Nicolas, c'était mon voisin, un bébé aux boucles blondes de six mois plus jeune que moi. C'était la première fois que je le voyais debout.
80Nous étions face à face. La maman de Nicolas, du haut des escaliers, engagea la conversation avec Maman et les deux dames se parlèrent, tandis que Maman et moi finissions de gravir les marches. Nicolas me regarda faire d'un air pensif.
Lorsqu'enfin j'enjambai la dernière marche et me retrouvai triomphalement sur le palier, devant Nicolas, il retira son anneau en plastique de sa bouche et me le tendit en disant :
« Ma sœur. »
Touchée par le compliment, je pris son jouet dans ma main et il le lâcha.
81« Non, ce n'est pas ta sœur »
rectifia sa maman.
Évidemment que je n'étais pas sa sœur. Tout le monde le savait mais peu importe, j'avais bien compris ce qu'il avait voulu dire avec son maigre vocabulaire.
Enfin, quand je dis peu importe, ce ne fut visiblement pas le point de vue de Nicolas, qui regarda sa mère d'un air mécontent, vexé d'être pris pour un idiot. Et pour montrer qu'il savait ce qu'il disait et pourquoi il le disait, il répéta avec aplomb :
« Ma sœur. »
82Cela n'eut pas l'effet escompté car sa mère lui redit :
« Non, ce n'est pas ta sœur. »
Les joues de Nicolas devinrent toutes rouges, il trépigna et en tomba sur les fesses. Sa maman me reprit l'anneau des mains d'un geste délicat, comme si elle craignait que je voulusse le garder. Je le rendis de bonne grâce. Ce jouet était à Nicolas. Il n'avait pas eu l'intention de me le donner vraiment, juste l'utiliser pour véhiculer sa pensée. D'ailleurs, Nicolas, qui s'était vite remis debout pour montrer comme il était grand, regarda d'un bon œil la main de sa mère récupérer l'anneau.
83La maman de Nicolas poursuivit bien tranquillement sa conversation avec Maman.
Nicolas, la regardant, insista :
« Ma sœur. »
Aussitôt, sa maman s'interrompit et lui dit gentiment :
« Non, ce n'est pas ta sœur. »
Cette fois, Nicolas se mit à bouillir. Il savait se mettre debout, il savait dire ma sœur et, malgré toutes ces prouesses qui le faisaient se sentir grand, il n'arrivait pas à se faire comprendre ! Eh oui, il en faut de la patience quand on est bébé et qu'on n'a pas les moyens d'exprimer sa pensée. Je connaissais bien ça. Apprendre à parler, c'est très long. Apparemment, Nicolas en manquait, de patience. Il n'en n'était qu'à prononcer ses premiers mots et il aurait voulu pouvoir tout dire avec.
84Aussi, il se concentra aussi fort qu'il put, regroupa toutes ses connaissances linguistiques, y mit toute la force de l'émotion et cria donc :
« Ma sœur ! »
Sa maman qui, de toute évidence, ne comprenait pas la métaphore, voulait se faire un scrupuleux devoir de détromper son fils et répéta, toujours aussi calmement :
« Non, ce n'est pas ta sœur. »
Cette fois, ça y était : Nicolas fit une colère.
Moi, ça m'arrivait de faire des colères mais c'était la première fois que je voyais ce que ça donnait de l'extérieur. Moi, là, je n'étais pas en colère, je n'avais pas de raison de l'être. Je me sentais calme, très calme et je voyais devant moi un autre bébé que moi-même faire une colère. Tout ça pour avoir voulu me témoigner de la sympathie. Pauvre Nicolas !
85Et Nicolas répétait toujours les mêmes mots depuis le début : « ma sœur » ; et sa maman répétait toujours les mêmes mots depuis le début : « non, ce n'est pas ta sœur » ; et la mère et l'enfant croyaient, chacun de son côté, que les mots qu'ils employaient allaient finir par véhiculer le message qu'ils se refusaient à véhiculer depuis le début ; et la mère ne se rendait pas compte que c'était elle qui ne comprenait pas ce que son enfant essayait de lui dire ; et, chaque fois qu'elle le contredisait, la colère de Nicolas montait d'un cran.
J'aurais voulu lui dire que moi, j'avais compris mais comment le dire ? Il ne s'occupait plus de moi et j'aurais eu du mal à me faire entendre au milieu de ses cris. Si seulement j'avais pu lui souffler le mot ami… je l'avais sur le bout de la langue… je ne savais pas précisément, je ne voulais pas déclencher une nouvelle polémique. Je ne possédais pas beaucoup plus de vocabulaire que lui.


15 - ÇA VAUT LE COUP
86Je cherchai en moi des mots qui auraient pu aider.
« Cherche dans ta tête… ça vaut l'coup ?… En colère pour ça, tu crois qu'ça vaut l'coup ?… Souviens-toi ! »
Soudain, une scène me revint en mémoire : ça se déroulait au troisième étage, dans la chambre à Nani - ma sœur - quand elle m'avait fait revoir mon premier souvenir, alors que j'étais calme et qu'elle m'avait fait voir dans ma tête la colère que j'avais faite une heure plus tôt.
Et là, j'étais au premier étage, sur le palier, j'étais calme et je voyais devant moi la colère de Nicolas ; de Nicolas qui m'avait fait l'honneur de m'appeler sa sœur.
87Du coup, je voulus, pour l'occasion, être une sœur pour Nicolas, avoir pour lui un geste fraternel en faisant une chose que ma vraie sœur avait déjà faite pour moi : porter le souvenir pour le lui rendre une heure plus tard.
En étais-je capable ? Ça vaut le coup d'essayer, comme disait Nani. J'aurais voulu, d'abord, pour commencer, porter un souvenir pour moi-même mais je n'y étais jamais arrivée. Le problème, c'est que pour faire la démarche de porter un souvenir, il faut se projeter vers le futur, c'est-à-dire concevoir le moment où on retrouvera ce souvenir. C'est très compliqué.
88Pour commencer, il faut savoir que le futur existe. Voir un souvenir, c'est prendre conscience que le passé existe. La prise de conscience du futur est beaucoup plus complexe parce qu'on ne peut pas le voir comme on voit le passé. Pour appréhender le futur, il faut faire appel à la logique : si aujourd'hui on est le lendemain d'hier, alors hier avait un lendemain… Il fallut beaucoup de persévérance à Nani pour m'entraîner à cette gymnastique mentale.
89Ensuite, pour faire le choix de porter un souvenir vers le futur, il faut en avoir l'idée. Quand Nani me remémorait un événement important, bon ou mauvais, je me retrouvais, en souvenir, bien trop absorbée par l'instant présent pour qu'il m'eût été possible de penser à conserver la scène dans ma mémoire. Donc, plus un événement était important pour moi-même, plus j'oubliais de m'en souvenir.
90Enfin, le plus compliqué de tout, c'est de faire traverser le temps au souvenir. Si je vivais une scène quelconque et que je choisissais de la porter en souvenir, j'y pensais dans ma tête juste après l'avoir vécue et effectivement, elle restait dans ma tête aussi longtemps que j'y pensais, c'est-à-dire quelques minutes, tout au plus. Et puis, dès que je pensais à autre chose, la scène disparaissait de ma tête et c'était fini. C'était quoi, au fait, la scène ? Aucune idée. En somme, je ne parvenais qu'à faire durer l'instant présent, pas à me souvenir. Comment le moi d'aujourd'hui peut-il envoyer un message au moi de demain ? Comment le moi d'aujourd'hui peut-il recevoir un message du moi d'hier ? Comment traverser le pont de l'oubli, comme disait Nani ?
Dans le cas présent, la solution était évidente. Nicolas était celui qui oubliait tandis que moi, je faisais durer l'instant dans ma tête et le lui remettais au bout d'une heure. Allais-je réussir à garder cette scène dans ma tête une heure entière ? Ça me paraissait difficile mais j'y étais bien décidée.
91Comme Nicolas en était à se rouler par terre, sa maman renonça à sa discussion avec Maman. Elle resta douce et gentille avec son enfant, ne lui donna pas de fessée. Ne pouvant le porter tellement il gesticulait, elle le tira par le bras et le traîna jusqu'à son appartement dont elle ferma la porte.
Maman prit dans ses bras la petite Angélique bien sage et me porta pour monter l'escalier menant au deuxième étage.
92Dans ma chambre, au milieu de mes jouets, je repensai à la scène, y repensai encore et encore. Et puis, mes pensées glissèrent sur autre chose mais je m'en rendis compte et me remémorai bien vite la scène. Plusieurs fois mes pensées glissèrent sur autre chose ; chaque fois je parvins à me remémorer la scène.
Il arriva un moment où je commençais à être fatiguée de porter le souvenir. J'en avais marre, ça me faisait mal à la tête. Ça devait faire une heure.
J'allai voir Maman dans la cuisine et réclamai Nicolas.
« Oh ! ben, on va pas le revoir aujourd'hui, lui. »
Zut ! je n'avais pas prévu que Maman réagirait comme ça. Que faire ? Porter le souvenir jusqu'au lendemain ? Je ne m'en sentais pas le courage et puis, ça ne servait à rien : une heure plus tard, Nicolas aurait peut-être pu retrouver le souvenir dans sa mémoire mais le lendemain, c'était trop tard. Alors, voilà, c'était fichu. Du reste, j'en avais marre de penser à ça et j'avais mal à la tête. Je retournai dans ma chambre, au milieu de mes jouets, et repris le cours normal de ma vie.
93Là, alors que je n'y pensais plus, la scène de la colère de Nicolas revint toute seule dans ma tête, ainsi que le désir de porter le souvenir… jusqu'au lendemain ? Ça me paraissait difficile mais, comme disait Nani, ça valait le coup d'essayer. Bien vite, pourtant, la lassitude revint à son tour. Et puis, Nicolas était trop petit pour retrouver dans sa tête un souvenir vieux d'un jour. C'était fichu.
Il en fut ainsi tout au long de la journée. Le souvenir allait et venait dans ma tête, repartait, revenait et moi, j'étais mitigée entre d'un côté l'envie de continuer à le porter pour Nicolas et pour voir si j'y arrivais, de l'autre la lassitude et le découragement.
94Le lendemain, après avoir dormi toute la nuit, la scène de la colère de Nicolas me revint à l'esprit. J'avais réussi ! Je me souvenais. Hélas, je ne revis pas Nicolas ce jour-là. Devais-je porter le souvenir toute une semaine ? Le pouvais-je ? Était-ce utile ?…
Quelques années plus tard, j'eus un jour l'occasion de passer un moment en compagnie de Nicolas. Naturellement, quand j'essayai de lui reparler d'une colère qu'il avait faite étant bébé, ça lui passa bien au-dessus de la tête.
Quant à moi, toute cette histoire resta gravée à jamais dans ma mémoire.


16 - LE PLAN DE TOMATE
95Bon, il était marrant, le rêve qui racontait une légende de Dieu et de Lucifer mais moi, ce n'était pas pour ça que je voulais rencontrer Dieu dans mes rêves. Et puis, moi, c'était le vrai Dieu que je voulais rencontrer, pas un personnage imaginaire dont le rôle est tenu, pour l'occasion, par un enfant comme vous et moi (un petit de maternelle, qui plus est !)
96Sur la terre, il y a des grandes personnes qui croient que Dieu existe et d'autres qui croient que Dieu n'existe pas. Moi, je voulais croire ni l'un ni l'autre, je voulais savoir.
Étant issue d'une famille chrétienne, j'entendais plus particulièrement les arguments de ceux qui croient que Dieu existe, qu'on appelle les croyants ; tandis qu'on nomme non-croyants les gens qui croient que Dieu n'existe pas, ce qui est ridicule. Dans l'absolu, croire que Dieu existe ou croire que Dieu n'existe pas, c'est toujours prendre position sans savoir véritablement, par simple supposition ; c'est donc toujours être croyant d'une chose ou de son contraire. Et comme, tant qu'on ne sait pas, on est toujours enclin aux suppositions - donc à une certaine croyance - le seul moyen de ne pas croire, c'est de savoir précisément. Pour savoir, il faut des preuves.
Si, a priori, l'attitude de ceux qui croient que Dieu n'existe pas me paraissait suspecte, de par le fait qu'ils se disent non-croyants, c'est-à-dire qu'ils nient que leur croyance en la non-existence de Dieu est une croyance, la position de ceux qui croient que Dieu existe m'était non moins louche. En effet, si ceux-ci reconnaissent que leur croyance n'est qu'une simple croyance, ils prétendent qu'il faut s'arrêter là, qu'il ne faut pas creuser plus loin, pas chercher à avoir des preuves, à savoir vraiment.
97« Ah bon, pourquoi ?
- Parce que sinon, on est comme un monsieur qui s'appelait Thomas.
- Et qu'est-ce qui lui est arrivé, à ce monsieur ? Il est mort ? Il a eu un malheur ?
- Non, y ne lui est rien arrivé du tout.
- Ben alors, qu'est-ce qui s'est passé ?
- Y croyait pas qu'Jésus était ressuscité. Il a demandé des preuves.
- Alors ?
- Alors, Jésus lui a donné les preuves.
- Et puis ?
- Et puis c'est tout.
- Ben alors, c'est bien d'être comme monsieur Thomas.
- Non parce que, après, Jésus lui a dit : "heureux ceux qui croient sans voir".
- Mais ! c'était pas Jésus qui ouvrait les yeux des aveugles ?… »
Enfin bref. Après, chacun fait ce qu'il veut ; d'autant que, à ce que dit l'histoire, cet épisode n'a même pas empêché monsieur Thomas d'accéder à la sainteté. Moi, je voulais savoir.
98« Dieu réalise toutes les prières de ceux qui croient en lui »
disent les chrétiens.
Eh ben voilà ! fallait le dire tout de suite. Maintenant, je voulais bien y croire.
Je me mis à genoux, les mains jointes, et formulai mon vœu le plus cher :
« Mon Dieu, fais que ch'sois pus obligée d'aller à l'école ! »
Il ne se réalisa pas. Tous les soirs, je refis la même prière. Rien du tout. J'eus la nette impression de prier dans le vide, qu'il n'y avait strictement aucun Dieu pour m'entendre, personne au bout du fil. Était-ce que je ne priais pas assez fort pour être entendue ?
Si des gens croyaient en Dieu, c'est qu'ils devaient arriver à un meilleur résultat que moi parce que, là, ce n'était plus possible.
« Mon Dieu, pourquoi tu m'réponds jamais ? Tu veux pas que j'crois en toi ? J'veux pas aller à l'école. Pitié ! »
Rien.
« Tu m'entends ? »
Rien.
« Bon, ben j'y crois pus. »
99Alors, on me précisa que le message des chrétiens, c'est :
« Dieu réalise toutes les prières de ceux qui croient en lui… mais à condition de faire les bonnes prières. »
Ah oui ? Et qu'est-ce que c'est, les bonnes prières ? Pour le savoir, je diversifiai mes demandes, afin que Dieu me montrât quelles étaient celles qu'il se disposait à exaucer. Aucune. D'ailleurs, à force de diversifier mes prières, je finissais par les oublier toutes. Cette expérience ne mena à rien de tangible.
Décidément, si Dieu existait, je ne faisais pas partie des gens dont il voulait bien réaliser les prières.
C'est là, en dernier recours, que Nani me suggéra de chercher Dieu dans mes rêves. Plein de fois j'essayai. Plein de fois je me réveillai le matin sans aucun souvenir d'avoir rêvé.


17 - ILS EN SONT REVENUS ENCHANTÉS
100C'était quand j'étais au CE1. Un soir, autour de la table familiale, Papa me proposa de m'inscrire en colonies pour les grandes vacances, genre :
« Tu peux y aller une fois voir si ça t'plaît. Pis si ça t'plaît pas, on t'obligera pas à y retourner.
- Vous m'aviez dit la même chose pour l'école et vous m'obligez à y retourner tout l'temps »
répondis-je en éclatant en sanglots.
Maman répliqua :
« On t'avait jamais dit ça. C'est un malentendu. L'école est obligatoire pour tous les enfants. On t'a jamais fait croire le contraire.
- Si, Nani m'avait dit : "l'école maternelle, c'est pas obligatoire. Tu verras si ça t'plaît. Si ça t'plaît pas, tu s'ras pas obligée d'y r'tourner".
- Ben oui, j'croyais qu'l'école maternelle était pas obligatoire, se défendit Nani. C'est c'que j'avais dit à Doudoune. »
101Maman rectifia :
« Nan. L'école maternelle n'est pas obligatoire, c'est vrai, et c'est pour ça qu'on avait préféré qu'vous la fréquentiez un an ou deux avant votre entrée à la grande école, afin que vous puissiez vous y adapter dans une ambiance plus détendue. Mais une fois qu'on y est, faut y rester.
- Alors, c'est d'ma faute. C'est moi qu'avais pas compris et qu'ai induit Doudoune en erreur, se lamenta Nani.
- Oh non, Miron ! c'est pas d'ta faute, s'exclama Maman. T'avais drôlement bien préparé ta p'tite sœur pour qu'èe s'plaise à l'école. Elle aurait dû s'y plaire… si elle était pas tombée sur une maîtresse aussi méchante. C'est cette idiote qu'a tout gâché.
- Ben alors, quand vous avez vu qu'elle avait pas une bonne maîtresse, ç'aurait pas été possible de lui faire sauter la maternelle et d'attendre l'année d'après pour la mettre directement à la grande école ? insista timidement Nani.
- Roh, non ! c'est pas évident. Si on l'avait retirée de l'école dès qu'ça allait pas, ça l'aurait conditionnée à l'échec.
102- Quel échec ? protestai-je. Tous les matins, quand j'me r'trouve à devoir aller à l'école, c'est un échec et tout le monde s'en fiche. Tous les pas que j'fais sur l'chemin de l'école, c'est : échec - échec - échec - échec… Mais faudrait surtout pas que j'réussisse à vous faire comprendre qu'j'ai rien à faire à l'école parce que ça risquerait d'être un échec ?! Pour qui ?
- Mais qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ?! C'est pas nous qui t'obligeons à aller à l'école, c'est l'éducation nationale. Moi non plus, quand j'étais p'tite, j'aimais pas l'école. Moi, ma vocation, c'est d'élever mes enfants ; c'est pas l'école qui m'l'a appris. J'ai quand même été obligée d'y aller et maintenant, chuis encore obligée d'revivre ça au travers de mes propres enfants en les poussant à aller à l'école à leur tour. Tu crois qu'ça m'fait plaisir ? Tu vois : j'te mens pas, j'te raconte pas d'histoires, j'te dis les choses telles qu'èes sont. Si j'pouvais t'garder à la maison, j'le f'rais. Chuis pas d'ces mères qui collent leurs enfants en collectivité pour s'débarrasser d'eux. T'es chez toi, ici. Si tu veux pas aller en colonies, t'iras pas. Personne te forcera. »
103À ce moment-là, Papa sortit de son silence et parla à son tour :
« Au bureau, mes collègues m'ont pas mal vanté les mérites des colonies de vacances du comité du Crédit Lyonnais. Leurs enfants y sont allés, ys sont tous revenus enchantés et réclament à y retourner. C'est pour ça qu'j'me suis dit qu'ça pourrait t'plaire à toi aussi.
- Et leurs enfants, quand ys vont à l'école, ys en r'viennent enchantés et réclament à y retourner ?
- Justement, non. »
me répondit Papa en secouant la tête d'un air entendu, signe que c'était précisément ce qu'il voulait dire.
« Alors, reprit-il, si tu veux bien y aller une fois voir c'que ça donne, tu s'ras libre de pas y retourner par la suite, si tu veux pas ; par contre, là, j'te préviens qu'tu s'ras obligée d'y rester jour et nuit jusqu'à la fin d'la session. Les colonies de vacances, ça coûte cher. J'vais pas donner un chèque au comité du Crédit Lyonnais pour te voir passer l'mois d'juillet dans ta chambre. Quand on s'engage à quelque chose, faut s'y tenir jusqu'au bout. »
104Là, Caki et Nani dirent ensemble que ça devait être bien, les colonies, pour les enfants, qu'on devait drôlement bien s'y amuser. Eux-même n'y étaient jamais allés parce qu'ils étaient nés dans les années 50 et que ça se faisait moins, en ce temps-là. À leur époque, les vacances, ça se passait traditionnellement en famille. La généralisation des colonies de vacances était liée au mouvement féministe qui poussait les femmes à quitter leurs maisons et prendre un travail ; ce qui était contemporain de mon enfance.
Bref, Caki et Nani ne connaissaient pas les colonies de vacances mais ils supposaient que ça devait être drôlement plus chouette que l'école, qu'on devait bien s'y amuser, dans une bonne ambiance, que je pourrais sûrement m'y faire des copines plus facilement qu'à l'école…
Nani, ne voulant pas, toutefois, que je fusse déçue et me sentisse trahie, s'évertua à peser honnêtement le pour et le contre.
« Par contre, c'est mixte, les colonies de vacances, souligna-t-elle. Y a des garçons. Moi, quand j'étais petite, j'chais pas si j'aurais voulu y aller, en colonies, à cause des garçons. J'aurais eu peur qu'ys m'embêtent.
- J'ch'rai avec des garçons ?!
- Ben… y en aura… mais tu s'ras pas forcément avec eux.
- J'veux aller en colonie de vacances !!! »
105Dès lors que le comité du Crédit Lyonnais eut confirmé à Papa que j'étais inscrite pour la session de juillet à la colonie de vacances de Champlitte, Nani m'en reparla souvent, pour m'y préparer psychologiquement, avant de dormir, les soirs où je couchais dans sa chambre.
Allais-je réussir à me faire une copine en un mois de colonies, alors que je n'y étais jamais parvenue en trois ans d'école ? La solitude me faisait tant souffrir à chaque instant passé à l'école !
106Et puis, un soir, avant de dormir, Nani me reparla de mon amoureux de maternelle.
« Tu penses encore à lui, des fois ? La ville de Courbevoie a pour projet de mettre la mixité dans les écoles à partir de la sixième. Ça t'laisse pus beaucoup d'années à attendre pour être avec les garçons, puisque c'est c'que tu souhaites. Peut-être que tu retrouveras Camille, en sixième. Seulement, il aura sans doute changé. Tu sais, après tant d'années, c'est rare de s'retrouver comme avant. Faut pas qu'tu t'fasses de faux espoirs pis qu'tu sois déçue. Il était petit, en maternelle. Peut-être qu'il t'a oubliée. Peut-être pas mais…
- Je sais qu'y m'a oubliée. J'l'avais vu dans ses yeux le jour où j'l'avais croisé sur les marches de la poste. Il avait pas oublié qui chuis, y m'a r'connue mais j'ai vu qu'ça r'présentait pus rien dans son cœur.
- Ben, tu vois. Alors, de ton côté, faut pas qu'tu restes trop attachée à lui.
- D'façon, lui aussi, j'sens qu'il est parti d'mon cœur, surtout depuis qu'j'ai vu qu'c'est pas d'lui dont j'rêve.
- Oui, c'est bien de faire des beaux rêves d'amour mais après, c'est dans la réalité qu'il faut chercher à concrétiser ses rêves. »
C'est ainsi que Nani en arriva là où elle voulait en venir depuis le début :
« P'têt que tu vas avoir un amoureux, en colonies. »


18 - BONNE PRIÈRE
107C'était décidé : pour les grandes vacances, je voulais une copine et un amoureux. Il était prévu que j'allasse en colonies de vacances en juillet et que nous passassions le mois d'août en famille à Cesson. Les vacances à Cesson, c'était super génial mais c'était en famille. Je n'espérais pas y rencontrer d'enfants. Par contre, en colonies, tous les espoirs étaient permis… mais le doute aussi. Allais-je réussir à me faire une copine et un amoureux ?
Pour m'y aider, je décidai d'adresser une prière au bon Dieu. Le bon Dieu n'avait jamais réalisé aucune de mes prières, soi-disant parce que je ne faisais pas les bonnes prières. Alors, cette fois, qu'on ne vienne pas me dire que l'amour et l'amitié n'entrent pas dans le cadre des prières que Dieu prend en considération ! Qu'on ne vienne pas me dire que le bon Dieu existe et qu'il dédaigne les demandes d'amour et d'amitié d'une petite fille qui n'a jamais connu que la solitude à l'école !
Bon, d'accord : je reconnais que demander à Dieu un amoureux quand on a huit ans, c'est un peu osé. N'importe ! moi, j'étais décidée à poser mon cœur à plat devant Dieu ; à lui de faire le tri et me donner ce qui convient.
108Un soir où je dormais toute seule dans ma chambre, je rêvai que je m'élevais dans un ciel gris, nuageux, pour rencontrer Dieu et lui présenter ma prière.
Je montais d'une allure décidée, avec l'impression d'avoir déjà fait plein de fois cette ascension dans mes rêves. Puis, je m'arrêtai au milieu des nuages gris, considérant être arrivée à destination.
Je ne me mis pas à genoux. Oh, non ! J'étais plutôt révoltée parce que Dieu ne m'écoutait jamais, n'exauçait jamais mes prières. Ainsi, je tapai du pied et criai vers Dieu :
« Cet été, pour les grandes vacances, j'veux une copine et un amoureux. »
J'entendis derrière moi un éclat de rire. Y regardant, je vis un garçon de mon âge, un beau garçon aux cheveux bruns coupés au carré. Qui était-il ? Certainement pas une copine. Un amoureux ? Pas sûr. Un être surnaturel mi-amoureux mi-copine ?… Un copain ?
Ces idées me traversèrent brièvement l'esprit à la vue de ce garçon qui, aussitôt, me dit :
« Sauve-toi, maintenant ! Vite, cours ! »
109À l'évidence, c'était un vilain garnement, un petit diablotin avec qui je ne voulus pas avoir affaire. Je me détournai de lui et criai à nouveau vers Dieu :
« Cet été, pour les grandes vacances, j'veux une copine et un amoureux. »
Le garçon recommença à rire et me dit :
« Crie pas comme ça ! Il t'a entendue. Va-t'en vite avant qu'il arrive !
- T'as l'air d'en savoir, des choses, toi ! Moi, j'ai pas d'raison d'me sauver, j'ai rien fait d'mal. C'est Dieu que j'veux voir.
- Je sais. J'dis pas qu't'as fait quelque chose de mal mais maintenant qu'tu as fait ta prière, prends-la et sauve-toi avec, si tu veux la réaliser. S'il te trouve encore ici quand il arrive, il te reprendra ta prière et elle ne sera pas réalisée. N'aie pas peur ! Je suis avec toi.
- Pourquoi il ferait ça ? Ce serait méchant.
- Mais non, c'est pour te protéger.
- Mais si je fais une prière au bon Dieu, c'est parce que je désire très fort qu'elle se réalise.
- Bien sûr mais si tu restes là à attendre au lieu de prendre ta prière et te sauver avec, il estimera que tu n'es pas capable de la porter jusqu'au bout, il te la reprendra et il effacera ta mémoire, pour te protéger.
- C'est pour ça qu'j'ai l'impression d'être déjà venue plein d'fois ici et que j'me rappelle de rien ? Et toi, pourquoi t'es là ?
- Il arrive. Vite, cours ! Je serai avec toi, je vais t'aider. Viens vite ! »
110Je vis les nuages se mouvoir devant moi et entendis un déplacement d'air, comme à l'approche d'un seigneur avec une grande cape. Tandis que, derrière moi, le lutin me pressait à le suivre, reculant, prêt à se sauver sans moi si je tardais trop, il me sembla distinguer dans les nuages en mouvance une silhouette grande et majestueuse. Sans doute était-ce le maximum que je pouvais voir sans que ma mémoire ne fût effacée.
Vite, je rejoignis l'ange de l'amour, saisis la main qu'il me tendait et m'enfuis avec lui sans me retourner.
Dieu ne put voir, à son arrivée, que deux galopins détaler devant lui.


19 - MOTEUR
111Ma mère me reprochait tout le temps d'être longue à me préparer, le matin. Il faut dire que les jours d'école, quand elle me réveillait, ce brusque retour à la réalité me glaçait le sang et me figeait. Je pensais à tout sauf à ce que je faisais parce que voir où me menaient mes pas m'angoissait.
Bref, ma mère se faisait du souci parce que le départ du car pour la colonie était prévu un matin, de bonne heure, à Paris. Plein de fois, elle me répéta qu'il ne faudrait pas que je nous mette en retard, sinon, le car partirait sans moi et finie la colonie ; si bien que j'en arrivai à avoir peur de ne pas pouvoir être prête à temps.
Le matin du départ, dès que j'entendis : « c'est l'heure ! », je me préparai en quatrième vitesse, encouragée et aidée par la voix qui me parlait ; je bondis dans mes chaussures et… où donc était ma mère ?
« Maman, chuis prête. »
Pas de réponse.
« Maman ! Maman ! »
criai-je de plus en plus fort. Nous n'allions tout de même pas être en retard à cause d'elle, maintenant !
112Au bout d'un moment, je la vis sortir de sa chambre, aussi blanche que sa chemise de nuit, les cheveux ébouriffés. Cette fois, j'en étais sûre, on allait être en retard.
« Qu'est-ce qui t'arrive ? me demanda-t-elle d'une voix pâteuse.
- Chuis prête.
- Prête pour quoi ?
- Ben, pour aller en colonie. C'est aujourd'hui.
- Ben non, t'es pas prête. Regarde-toi ! T'es pas coiffée, t'es en pyjama, t'as ton cartable à la main, t'es pieds nus dans tes chaussures et tes lacets sont même pas attachés. »
Je me regardai et je m'aperçus que j'étais exactement dans l'état que ma mère s'était plu à décrire. La panique m'envahit.
« On est en r'tard ! On a raté la colonie.
- Mais non, c'est pas l'heure. Y fait encore nuit. Va t'recoucher.
- Pourtant, j'm'étais préparée. J'm'en souviens. J'me r'vois même prendre mon p'tit déjeuner.
- T'as rêvé. Allez ! retourne au lit et rendors-toi ! »
conclut ma mère en retournant se coucher.
113Cherchant en moi le souvenir de ce qui s'était réellement passé, la première chose que j'y retrouvai fut le rire du lutin. C'est lui qui était venu dans mon rêve et qui m'avait fait une farce. C'est lui qui m'avait dit c'est l'heure et qui m'avait raconté l'un après l'autre tous les gestes qu'on fait le matin pour me faire croire que je me préparais pour de vrai, à toute vitesse. Et c'est en écoutant sa voix, en suivant ses instructions que j'avais ouvert les yeux, comme hypnotisée, j'étais sortie de mon lit, j'avais attrapé mon cartable, sans même savoir ce que je faisais ; j'avais mis les pieds dans mes chaussures et je m'étais crue prête.
C'était une blague du lutin qui était venu dans mon rêve, au petit matin, pour me faire savoir qu'il ne m'avait pas oubliée, qu'il serait bien là, avec moi, et que je pouvais compter sur lui.
114Ce n'est que quelques heures plus tard que ma mère me réveilla et que, finalement, j'eus tout le temps de me préparer à mon rythme habituel. Même, mes parents et moi arrivâmes au rendez-vous dans les premiers ; mon père s'en réjouit parce que comme ça, me dit-il, je pouvais choisir ma place dans le car et m'installer tranquillement.
Je me mis dans la rangée de gauche, près de la fenêtre. Aussitôt, quelques garçons montèrent ensemble dans le car. Eux aussi se réjouirent d'être arrivés dans les premiers, surtout celui qui était monté devant les autres. C'était un garçon aux cheveux blonds et bouclés.
Tout de suite, en le voyant, je pensai que je ne voulais pas de lui pour amoureux parce que mon amoureux de maternelle aussi avait les cheveux blonds et bouclés. Alors, cette fois, j'en voulais un autrement, pour changer. De toute façon, celui-là n'avait rien d'un gentil amoureux. Ce garçon était agité, il parlait fort à ceux qui le suivaient.
« Ouais ! on prend les places du fond. Venez, vite ! les places du fond sont encore libres. On prend les places du fond. »
Les autres garçons qui le suivaient, je ne m'attardai pas à les regarder parce que mon papa était encore dans le car, à côté de moi, et n'avait pas l'air d'apprécier que je regardasse les garçons.
Le car se remplit petit à petit. Une fille, sage selon mon papa, aux cheveux châtain clair, s'assit à ma droite.
115Un jeune homme monta à son tour et demanda à mon papa de bien vouloir descendre parce que le passage était étroit ; Papa se dépêcha donc de descendre après m'avoir fait un gros bisou.
Puis, le jeune homme regarda dans le car et dit à voix forte :
« Hé, les mômes ! vous virez d'là. Les places du fond, c'est pour les monos. »
Au lieu d'obéir poliment comme il se doit, le garçon aux cheveux blonds et bouclés, assis à la place du milieu au fond du car, répondit d'une voix aussi forte que celle de l'adulte :
« Alors ça, pas question ! C'est nous qu'on était là les premiers. On y est, on y reste. »
Le moniteur marcha jusqu'au fond du car pour les déloger. Ça rouspéta.
« Meh ! on est bien, là. On est tous ensemble. »
Effectivement, ils formaient tout un groupe occupant les cinq places du fond et quelques autres devant.
« Oui, ben justement, j'veux pas d'chahut. C'est les monos qui s'mettent au fond. Comme ça, on pourra surveiller tout l'monde. Allez, ouste ! »
Les garçons durent donc se déplacer mais le garçon aux cheveux blonds et bouclés, rouge de colère, n'en rouspéta que plus fort.
« C'est inadmissible ! Nos parents ont payé. C'est nous les clients, ici. Ça s'passera pas comme ça… Bon, alors, on prend les places de devant.
- Nan, les places de devant, c'est aussi pour les monos. »
Le garçon aux cheveux blonds et bouclés continua de râler et, finalement, le moniteur le fit asseoir juste derrière moi parce qu'il me trouvait calme. Plus exactement, le garçon s'assit derrière la fille qui était à côté de moi, près de la travée centrale, parce qu'il voulait avoir tous ses copains autour de lui ; tandis que derrière moi, côté fenêtre, s'installa un copain à lui, un brun aux cheveux raides coupés au carré.
116Le problème, quand on arrive dans les premiers, c'est que l'attente est longue avant le départ mais ça y était enfin, le moteur tourna, le car démarra et nous échangeâmes le coucou final avec nos chers parents restés sur le trottoir.
Quand ils furent hors de portée de notre vue, je me tournai vers la fille qui était à côté de moi. Elle ne m'inspirait pas de sentiment particulier, c'était juste pour si elle avait envie de parler. Je la vis ouvrir un sac, en sortir un livre et se plonger le nez dedans, comme si je n'étais pas là. Très bien ! Je fis donc ce que j'avais envie de faire : coller mon nez au carreau et regarder défiler le paysage.


20 - ACTION
117Juste derrière moi, il y eut un peu de bruit, puis de plus en plus. Au bout d'un moment, le chahut était tel qu'un moniteur vint du fond du car et houspilla les garçons. En fait, ils n'étaient plus assis chacun à sa place, comme ils auraient dû. Le garçon aux cheveux blonds et bouclés s'était poussé contre son voisin de gauche pour faire asseoir un autre de ses copains à sa droite. Les places qui étaient juste derrière eux étaient occupées par d'autres garçons qui étaient debout au lieu d'être assis. Avec ça, ils avaient encore d'autres copains, supposés être assis sur des sièges de la rangée de droite, qui étaient debout dans la travée centrale.
Le moniteur fit rasseoir chacun à sa place et retourna au fond du car. Le calme dura quelques instants. Le blond aux cheveux bouclés fit signe au troisième copain qui revint se glisser discrètement à sa droite. Ceux de derrière se relevèrent et passèrent doucement la tête au-dessus des dossiers pour participer à la conversation. Ceux de la rangée de droite ne voulurent pas être en reste… et le chahut revint bien vite.
Au bout d'un moment, un moniteur vint hausser la voix et remettre tout le monde à sa place. À peine était-il retourné au fond du car que l'attroupement s'était reformé, à l'appel du garçon aux cheveux blonds et bouclés qui, malpoli, ne cessait de dire :
« Les monos, c'est tous des cons. »
118Quand il y eut un peu trop de turbulence derrière moi, un moniteur reparut en râlant :
« Vous aurez toutes les vacances pour vous amuser. Vous pouvez tout de même attendre qu'on soit arrivés. Dans le car, faut rester assis. C'est comme ça.
- Si on avait les places du fond, on aurait pas besoin d'se lever pour être ensemble »
rétorqua malaimablement le garçon aux cheveux blonds et bouclés.
« Oui, ben je veux pas d'chahut. »
À peine le moniteur fut-il retourné au fond du car que l'attroupement se reforma. Seulement, cette fois, dès que les garçons commençaient à faire un peu trop de bruit, ils se disaient entre eux :
« Chut ! Taisez-vous ! Y a les monos qui vont venir. »
Effectivement, pas de bruit, pas de mono. Ainsi restèrent-ils tous ensemble, regroupés autour du garçon aux cheveux blonds et bouclés, juste derrière moi ; tandis que la fille à côté de moi lisait son livre et que je regardais se succéder les paysages séparant Courbevoie de Champlitte.
119Soudain, j'entendis derrière moi les garçons appeler :
« Hé ! la fille. »
La fille qui était à côté de moi leva le nez de son bouquin et se retourna, passant la tête dans l'échancrure des dossiers.
« Nan, pas toi, t'es moche. Appelle ta copine ! »
entendis-je, alors que je regardais toujours par la fenêtre.
Je m'attendais à ce que la fille protestât pour avoir été traitée ainsi mais elle n'en fit rien. Je la sentis me tapoter le bras, alors je me tournai vers elle et la regardai, me demandant en quoi les garçons la trouvaient plus moche que moi. Tout ce que je vis, c'est qu'elle me dévisageait d'un air bizarre.
120Je passai la tête dans l'échancrure des dossiers et les garçons qui étaient debout dans la travée centrale me dirent :
« Dis qu't'es amoureuse d'Éric ! »
Déjà ? L'on me donne un amoureux ? À moi ? Parce que chuis belle ?
Je ne voulus pas rater le coche.
« Chuis amoureuse d'Éric. »
Tous les garçons rirent aux éclats, à part le garçon aux cheveux blonds et bouclés qui me dit avec agressivité :
« T'as pas intérêt à dire ça. Sinon, j'te casse la gueule. »
Qu'est-ce qu'il a, lui ? Il est jaloux ? Qu'est-ce que ça peut lui faire, à lui, que je sois amoureuse d'Éric ? Pas question que je laisse ce méchant se mettre entre mon amoureux et moi.
Je fis donc comme la maîtresse, quand elle interroge une élève et que c'est une autre qui répond ; c'est-à-dire que je regardai le garçon aux boucles blondes et lui dit sèchement :
« C'est toi, Éric ?
- Ben ouais, c'est moi. »
121Quoi ?! Mais non ! Ys se sont trompés, les garçons. C'est pas un amoureux pour moi, lui. En plus, j'avais dit : « pas un avec les cheveux blonds et bouclés ». Chuis abonnée au club des Lucifer ou quoi ?
Que faire ? Maintenant que j'avais dit que j'étais amoureuse d'Éric, je ne pouvais plus me dédire ; sinon, j'aurais été celle qui donne sa parole et la reprend l'instant d'après et je n'aurais pas pu, de toute la colonie, dire valablement que j'étais amoureuse d'un garçon. D'autant que si je me proclamais amoureuse d'un garçon dans la colonie, Éric pouvait aller raconter partout que j'avais dit la même chose de lui, tellement il était méchant.
Ce qu'il fallait, dans ce cas-là, c'était que je pusse répondre à Éric : « Mais toi, t'as dit qu'tu voulais pas que j't'aime. Alors, tant pis pour toi, j'ai donné mon amour à un plus gentil qu'toi ».
C'est ça, l'astuce. Seulement, il l'a pas dit, pas clairement. C'est ça, le truc : faut pas que ce soit moi qui reprenne ma parole, faut que ce soit lui qui me la rende.
Aussi, insistai-je finement :
122« Pourquoi tu dis qu'tu veux m'taper ? C'est gentil, d'être amoureux. »
Les garçons rirent de plus belle et Éric me dit méchamment :
« T'as pas intérêt à l'dire. Pis d'abord, j'veux pas qu'tu m'parles. Retourne-toi ! »
Je me remis le nez au carreau mais je n'avais plus plaisir à regarder le paysage.
Eh ben dis donc ! èe commence pas bien, la colonie.
Là-dessus, j'entendis derrière moi les garçons - ces idiots - qui disaient :
« Hé ! dis que t'es amoureuse d'Éric.
- Eh ben nan, j'peux pas. Sinon, y va m'taper. J'veux pas qu'on m'tape, moi.
- Nan. Nan, j'vais pas t'casser la gueule. »
Quoi ?! Il insiste, en plus ? Y va pas dire qu'y veut être mon amoureux, maintenant, non ?
Je me retournai et passai la tête dans l'échancrure des dossiers.
123Alors, cherchant ses mots, Éric me dit :
« Nan, j'te casserai pas la gueule… mais t'as raison d'avoir peur, parce que si tu oses dire que t'es mon amoureuse, j'te f'rai encore pire… j'vais t'faire passer des mauvaises vacances… méfie-toi !… »
Bon, alors j'ai l'droit d'avoir un autre amoureux, il doit m'rendre ma parole…
« … parce que tu m'connais pas, moi. Tu sais pas qui chuis. Si tu dis qu'tu m'aimes, tu sais c'que j'vais t'faire ?… »
… À moins qu'il demande quelque chose qui peut aller avec l'amour. Dans ce cas-là, y s'ra bien eu parce que moi, j'irai jusqu'au bout et, du coup, y s'ra obligé de m'aimer, y s'ra mon prisonnier d'amour. Un prisonnier d'amour ? C'est encore mieux qu'un amoureux ordinaire, tout compte fait.
« … Si tu dis qu'tu m'aimes, j't'obligerai à baisser ta culotte devant moi et j'regarderai tes fesses tous les jours.
- Ha ! Ha ! Ha ! Alors, c'est toi qui devrais avoir peur, parce que si tu regardes mon papafe, chuis tellement belle que tu s'ras obligé d'm'aimer. »
124Éric devint tout blanc. Étais-je allée trop loin ? Non. Il me sembla que non parce que tous ses copains, autour de lui, riaient de bon cœur.
« Retourne-toi, dit-il en colère, et dis pus rien… jusqu'à ce que je t'appelle. »
J'obéis.
Regardant par la fenêtre, je pensai à tout cela avec inquiétude. Allais-je gagner la partie ? Et si ça ne marchait pas ? Si je le laissais regarder mon papafe et qu'il ne tombait pas amoureux de moi ? Ce serait grave !
Intérieurement, je priai l'ange de l'amour qui m'était apparu en rêve et m'avait promis de m'aider.
« Fais qu'Éric soit mon prisonnier d'amour ! Il l'a mérité. C'est juste pour les vacances. J'le libérerai à la fin de la colonie. Aide-moi ! »
À moins qu'il renonce…
125De temps en temps, j'entendais les garçons lancer des :
« dis qu't'es amoureuse d'Éric »
mais je ne répondais pas, jusqu'à ce que j'entendisse Éric appeler :
« Hé ! la fille. »
Alors, je me retournai, passai la tête dans l'échancrure des dossiers et demandai :
« Qui ? Moi ?
- Ben évidemment, toi. Comment tu t'appelles ?
- Angélique, parce que chuis un ange »
répondis-je avec une voix et un sourire du même nom, ce qui ne manqua pas de faire son petit effet ; si bien qu'Éric voulut que je me remisse encore un moment le nez au carreau avant de m'appeler de nouveau, par mon prénom, cette fois.
« Oui ?
- Vas-y, dis-le ! »
défia-t-il.
126Alors, je le regardai droit dans les yeux et déclamai un très hollywoodien :
« Je t'aime, Éric. »
Il en fut soufflé. J'avais osé ! Il tendit un doigt autoritaire et ordonna :
« Fais-le ! tout de suite. T'as intérêt à l'faire.
- J'peux pas : avec le dossier, tu verrais pas.
- M'en fous. Débrouille-toi ! Monte sur le siège !
- Tu crois que chuis pas cap ? »
Il se détendit et sourit.
« Fais-le ! »
Je me mis debout sur mon siège, baissai ma culotte, remontai ma jupe et lui montrai tout mon papafe en me dandinant et en fredonnant ma chanson préférée :
« La musica, la la la la la la la, la la la…
127Entendant la voix d'un moniteur qui accourait du fond du car, je remontai très vite ma culotte et me rassis, bien sagement, comme si rien ne s'était passé, tandis que le jeune homme grondait :
« Non mais vous pouvez pas laisser cette pauvre petite fille tranquille, non ! Allez ! retournez tous à vos places. Et si y a encore une bêtise, j'punis tous les garçons. Ah ! on n'est même pas encore arrivés. Ça promet, la colonie. »
Il arriva, par la suite, que j'entendisse quelque garçon dire derrière moi :
« Dis qu't'es amoureuse d'Éric !
- J'peux pas. Sinon, vous allez être punis. »
Quant à Éric, il ne faisait plus de bruit.



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